Le « croissant chiite » meurtri par la lutte que se livrent l’Irak et le Hezbollah

 

 

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Par Elijah J. Magnier – 

Traduction : Daniel G.

La guerre des mots à coups de communiqués et de commentaires sur les médias sociaux est devenue brûlante ces derniers jours entre une partie de l’Irak qui soutient le premier ministre Haidar al-Abadi et Sayed Moqtada al-Sadr d’une part, et « l’axe de la résistance » en Irak, en Syrie et au Liban d’autre part, à la suite de l’évacuation de combattants de Daech de la frontière syrienne avec le Liban. Pour couronner le tout, les États-Unis ont fait irruption dans la polémique afin de démontrer leur attitude « noble » et leur position inflexible à l’égard du terrorisme, alors que leurs forces armées en Syrie et en Irak ont été les premières à superviser une évacuation de Daech de Manbij (Syrie) et de l’Anbar (Irak) l’an dernier.

La « bataille » a commencé au Liban, un pays divisé entre ceux qui sont des ennemis du Hezbollah et ceux qui le soutiennent. Ce qui n’a rien d’étonnant dans un pays où les allégeances et les factions abondent : il y a ceux qui soutiennent le Hezbollah, peu importe la nature de ses actes, et ceux qui s’y opposent avec ou sans motif.

Tout a commencé quand, ces derniers mois et jours, le Hezbollah a réussi à récupérer à lui seul le territoire occupé par Al-Qaeda à la frontière libanaise. Après avoir subi une cuisante défaite, Al-Qaeda a accepté d’être évacué en retraite vers la ville syrienne d’Idlib, avec l’accord de Damas. Le pays était enfin libéré du groupe terroriste qui contrôlait des parties du Liban depuis des années. Cette victoire a causé une onde de choc au Liban et au Moyen-Orient (sans parler de l’Occident), non seulement parce que le Hezbollah s’est révélé une importante force militaire hautement entraînée et organisée à l’idéologie forte, mais aussi parce que la plupart des « ennemis » libanais du Hezbollah ont applaudi à cette victoire. Ce qui n’a pas manqué de sonner l’alarme chez les ennemis du Hezbollah à l’extérieur du pays, qui ont exigé que l’ordre soit rétabli parmi leurs partisans du Liban.

Quand la bataille contre Daech sur les territoires libanais et syrien (leur frontière commune) a commencé, les Forces armées libanaises (FAL) sont allées sur une partie du front, avec l’appui des USA et de la Grande-Bretagne. Ces deux pays ont fait clairement entendre qu’aucune coopération entre les FAL et le Hezbollah ne serait tolérée, sans quoi ils mettraient fin à leur soutien militaire et financier. Il était évident qu’une demande aussi naïve et impossible à remplir ne pouvait être exaucée, car militairement parlant, une coordination est inévitable sur un même champ de bataille lorsque trois forces armées (les FAL, l’Armée arabe syrienne – AAS – et le Hezbollah) sont actives dans un secteur géographique désigné, chacune étant forcément aux côtés des autres à mesure qu’elles progressent.

La principale exigence imposée à Daech pour qu’il se rende était de connaître le sort de huit soldats des FAL qui avaient été kidnappés trois ans plus tôt, un neuvième s’étant joint à Daech. Le groupe terroriste a accepté et un accord a été conclu avec l’approbation des FAL et des dirigeants politiques libanais. Daech a respecté l’accord et a révélé que les huit soldats des FAL avaient été tués en 2015, mettant fin aux spéculations qui laissaient présager qu’ils étaient toujours vivants. Les commandants militaires convenaient que les 309 combattants confinés à un secteur qui restaient auraient normalement péri en combattant jusqu’au dernier avant d’accepter une défaite militaire, tuant de nombreux membres des forces attaquantes ce faisant, même si l’aboutissement était manifeste. Les ennemis du Hezbollah ont profité de cette occasion pour s’en prendre au groupe, en décrivant l’échange avec Daech d’insignifiant, sans égard aux pertes de vie qui ont été évitées en mettant fin à la bataille. Le dégagement de la frontière libano-syrienne a libéré 1 700 membres du Hezbollah et 2 000 soldats de l’AAS, qui ont été réaffectés au front de Deir Ezzor, quelques dizaines de personnes seulement ayant été laissés sur place.

La plus grande surprise provenait de l’Irak, où le Hezbollah a dépêché ses principaux commandants et formateurs pour sauver ce pays en 2014, lorsque les forces de sécurité irakienne ont pris la fuite, qu’elles se sont dispersées et que le chaos régnait au sein de leur commandement. Ali Fay’yad (Abou Alaa’ al Bosnia), le chef des forces spéciales du Hezbollah (qui a combattu aussi en Bosnie) a été tué en Syrie à proximité de Palmyre pendant qu’il combattait Daech. Bon nombre de commandants du Hezbollah, qui avaient combattu Israël pendant des années sur le front libanais, ont été tués en Irak (Jurf al-Sakr, à Samarra, Tuz Khormato, à Mossoul, etc.) et bien d’autres ont été blessés. Tout récemment, l’un des principaux commandants de la direction militaire du Hezbollah (Haj K.H.) a été blessé lors d’une attaque à la voiture piégée pendant la bataille de Mossoul.

Les réactions irakiennes sont révélatrices : un côté s’est rallié à « l’axe de la résistance », l’autre aux USA et à leurs alliés. Sayed Moqtada al-Sadr, connu pour sa position politique instable et ses changements d’alliance, en est une belle illustration : il a entrepris de lutter contre l’occupation des USA de 2004 à 2008, pour ensuite changer sa politique à la suite de plusieurs défections de groupes qui composaient sa branche militaire (plus de détails à son sujet dans un prochain article).

Il n’est pas étonnant de voir Moqtada s’arroger la mosquée d’al-Koufa pour y prêcher, dans la ville où se sont illustrés dans l’Islam ancien Abou Moussa al-Achari, Shurayh ibn Harith al-Kindi (connu sous le nom d’al-Qadi), sans oublier Shimr ibn Dhil-Jawshan. C’est cette même ville de Koufa qui avait signé un document s’engageant à soutenir l’Imam Al-Hussein ibn Ali ibn Abi Talib ibn Abdel Muttaleb ibn Hashem pour diriger son armée (18 000 hommes) contre les Omeyyades. Sauf qu’Hussein a été abandonné à l’armée d’Ubayd Allah Ben Ziyad, l’émir de Koufa (après l’abandon du cousin d’Hussein, Moslim Ibn Aqil, à sa destinée d’être exécuté. Ses dernières paroles ont été : « Ô Allah, Juge entre eux et nous, ils nous ont trompés et abandonnés! »), et sera tué à Kerbala le 10 octobre 680.

Moqtada est aussi connu pour sa jalousie envers Sayed Hassan Nasrallah et s’est autoproclamé à maintes reprises en privé comme « meilleur que Nasrallah ». Il considère aussi son groupe comme plus important que le Hezbollah et contredit l’Iran sur tout. Moqtada a également décidé de devenir l’allié d’Abadi aux prochaines élections (plus de détails à ce sujet dans un prochain article).

C’est ce qui a amené le premier ministre Haidar Abadi, qui avait conclu un accord avec Daech pour qu’il quitte Ramadi et Tal Afar, de demander au gouvernement syrien « de faire enquête sur le transport de 309 combattants de Daech et de 332 civils de la frontière occidentale à la frontière orientale de la Syrie ». Une demande considérée comme ridicule, puisque c’est le gouvernement syrien qui a autorisé le transport à l’intérieur de son territoire, mais qui fait ressortir la raison réelle derrière le message d’Abadi : se faire du capital politique en vue des prochaines élections et se distancer de l’axe de la résistance.

En plus de s’ingérer dans les affaires syriennes, Abadi a permis à des milliers de combattants de Daech de quitter l’Anbar pendant la bataille de Ramadi et de Falloujah, et à un nombre similaire de quitter Mossoul et Tal Afar lorsque, pendant de nombreux mois, la route vers la Syrie était ouverte aux groupes arrivant de l’Irak. En fait, Abadi a écarté un plan militaire irakien qui prévoyait fermer la frontière entre l’Irak et la Syrie avant la bataille de Ninive. Les USA avaient rejeté ce plan et conseillé à Abadi de commencer par Mossoul en laissant la frontière à elle-même. Les USA ont tiré avantage du plan qu’ils ont imposé à Abadi, qui leur a permis d’occuper des parties de la Syrie (Tanaf et l’est du pays) et d’amener Daech à se diriger vers la Syrie pour tenir les Russes, les Iraniens, les Syriens et le Hezbollah occupés à combattre le groupe armé. Les villes de Hawija, Ana, Rawa, Mossoul et Tal Afar auraient pu être encerclées sans moyen d’en sortir si la frontière avec la Syrie avait d’abord été fermée. Tôt ou tard, les forces de sécurité irakiennes devront coordonner leurs actions avec la Syrie en vue de la bataille d’al-Qaem, où des milliers de combattants de Daech sont regroupés.

L’Irak a ainsi délibérément permis à Daech de se rendre en Syrie, dans l’intérêt supérieur de son opération militaire, de la position gouvernementale et de son alliance avec les USA. Ce choix a été fait pour éviter la perte du soutien militaire américain à l’Irak. Devant ces faits, la Syrie (contrairement à Abadi) n’a pas demandé « d’ouvrir une enquête » relativement à son comportement.

En ce qui concerne les USA, c’est sous leur supervision que le premier accord autorisant Daech à quitter Manbij a été conclu en 2016, puis l’Anbar pendant la bataille de Falloujah et de Ramadi. Cependant, l’occasion était excellente d’aller dans le sens de la position d’Abadi et de faire preuve de solidarité envers le peuple irakien (Moqtada et d’autres) au moyen d’une frappe (retardée de 12 heures seulement) sur la route entre Hmaymah et Abou Kamal, où l’échange de prisonniers, de dépouilles, de militants et de civils était prévu, mais qui s’est par la suite déplacé à Deir Ezzor. L’histoire des USA abonde de négociations avec des groupes, à commencer par les talibans, et Daech ne fait pas exception. Aujourd’hui, les USA ont trouvé une occasion en or de mettre de l’essence sur le feu.

Abadi a exposé sa stratégie et sa position en vue des prochaines élections, en montrant ses couleurs pour s’attirer un appui local, régional et international. La bataille électorale de l’an prochain se fera à mains nues.

Daech est ainsi défait au Liban (en plus de perdre du terrain jour après jour en Syrie et en Irak), mais a réussi à créer, involontairement, une brèche entre « l’axe de la résistance » et le « croissant chiite » (Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth), ce que nul n’avait réussi à accomplir jusque-là. Ce « croissant », qui a inspiré bien des craintes fondées sur l’ignorance, est aujourd’hui meurtri, le front chiite anti-Daech ayant perdu son harmonie.

 

 

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