Les deux superpuissances s’approchent du bord du précipice en Syrie

SYRIAN-WAR

Par Elijah J. Magnier (à Damas): 

Traduction : Daniel G.

Pour la première fois depuis son entrée en fonction, le président des USA Donald Trump a proféré une menace sans équivoque à son homologue russe Vladimir Poutine, en disant qu’il devra « payer le prix fort ».La menace est liée aux prétentions selon lesquelles l’armée syrienne a lancé une attaque chimique à Douma, dans la Ghouta orientale, dernier château fort des mandataires de l’Arabie saoudite à proximité de Damas.

Trump songerait à bombarder les positions de l’armée syrienne disséminées dans l’ensemble du territoire syrien et peut-être aussi le palais présidentiel Al-Muhajereen à Damas, en se gardant évidemment de dire où et quand son armée va frapper.

De son côté, la Russie affirme qu’elle ne restera pas les bras croisés et qu’elle ripostera à toute menace contre ses soldats. Il faut savoir que des officiers russes sont déployés dans chaque unité syrienne sur le terrain et assurent le commandement et le contrôle des quartiers généraux au Levant, en coordonnant les attaques contre les djihadistes et en y prenant part depuis septembre 2015. Ainsi, il est pratiquement certain que toute frappe directe contre l’armée syrienne risque de causer des victimes russes.

Pareil acte de guerre pourrait provoquer une intervention de la Russie ordonnée par le président Poutine, qui ne voudra sûrement pas paraître faible devant les politiciens, les militaires et le peuple russes. La Russie revient à peine sur la scène internationale, non seulement comme un pays qui possède des bombes nucléaires, mais aussi parce qu’elle cherche à établir un équilibre mondial et mettre fin à la domination unilatérale des USA dont jouit Washington depuis la mise en place de la pérestroïka en 1991.

Mais quels avantages les USA vont-ils tirer d’une action militaire en Syrie?

Les médias institutionnels, les groupes de réflexion (think tanks) financés et nourris généreusement par l’Arabie saoudite, le Qatar et le Bahreïn, l’équipe de Trump et la communauté du renseignement demandent tous au président américain de s’engager dans une guerre en Syrie pour faire tomber le régime de Bachar al-Assad et le remplacer par des « combattants de la liberté »que le même Donald Trump connaît très bien et qu’il a déjà critiqués.

Tous appellent aux armes en s’appuyant sur une vidéo produite par des militants proches des djihadistes devenue virale sur les médias sociaux, qui prétend que des civils ont été tués lors d’une attaque chimique dans la ville de Douma.

Le monde a choisi de croire les reportages des médias institutionnels à propos du contenu de cette vidéo, qui ne repose sur aucune preuve ou référence à des sources sûres, ou sur une enquête neutre par un comité d’enquête international fiable. Les mensonges des médias institutionnels durant la guerre en Syrie ont été innombrables, tant le journalisme était motivé davantage par une volonté de « changement de régime » que par l’intention de rapporter fidèlement des faits vérifiables.

Le monde aurait pu envoyer une équipe internationale d’enquêteurs, puisque les djihadistes de « Jaish al-Islam » étaient en pourparlers depuis longtemps avec les Russes, qui assurent la coordination de leur retrait vers le nord de la Syrie. Cette possibilité semble toutefois occultée et ne s’est pas concrétisée. C’est que la soif de guerre et de sang des USA ne pourra être épanchée si la version des djihadistes à propos de « l’incident » se révèle fausse.

Ce qui semble plus plausible, c’est le fait que les USA ne cherchent pas tant à décapiter Assad qu’à trancher la main de Poutine, pour que cesse sa domination au Levant. De plus, les USA voudraient éliminer la possibilité offerte par la Russie de rejeter la suprématie américaine dans les pays du Moyen-Orient (et de continents éloignés).

Autre réalité que les USA ont de la difficulté à avaler, c’est qu’Assad et Poutine ont gagné la guerre avec l’aide de l’Iran, et que les USA n’ont pas réussi à changer de régime et à protéger leurs alliés kurdes à Afrin, tout en étant incapables d’empêcher leur partenaire de l’OTAN, la Turquie, de former des alliances avec la Russie et l’Iran.

 

En outre, la carte djihadiste (al-Qaeda et le groupe armé « État islamique ») n’a pas donné le résultat escompté, qui était de remplacer le régime syrien laïque par un régime islamique radical sanguinaire. Ces takfiris étaient prêts à éliminer toutes les minorités (chrétiennes, chiites, alaouites et autres) et à couvrir le Moyen-Orient de bannières noires. La transformation du Moyen-Orient en une dérive sectaire et en États en déliquescence comme en Libye n’a pu se produire au Levant, grâce aux stratégies adoptées par la Russie et l’Iran.

Assad sortant ainsi victorieux de la guerre, il aurait été stupide de sa part de lancer une attaque chimique et de s’aliéner le monde entier au moment même où il s’apprête à célébrer sa victoire totale dans la Ghouta. La ville de Douma était non seulement encerclée, mais des milliers de djihadistes l’avaient déjà quitté.

Les négociations ont échoué au cours de la dernière semaine seulement parce que les djihadises à Douma cherchaient à gagner du temps et qu’on leur avait demandé de tenir jusqu’à ce que le monde intervienne en leur faveur. Ils ont présenté toutes sortes d’excuses à leurs interlocuteurs russes, en demandant notamment :

  • que 1 000 d’entre eux puissent rester dans la ville et assumer le rôle de policiers;
  • que ceux qui allaient partir vers le nord de la Syrie puissent sortir de la Ghouta 900 millions de dollars;
  • que les services du renseignement syrien ne puissent être autorisés à entrer à Douma.

Toutes ces demandes ont été rejetées par les Russes et le gouvernement syrien, qui savaient que les djihadistes attendaient quelque chose, un espoir : une attaque chimique! Voilà pourquoi la Russie et Damas ont ordonné aux militaires de remettre de la pression. Jusqu’aujourd’hui, 165 000 djihadistes et civils ont quitté la Ghouta.

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Damas sera ainsi totalement épuré et aucune force sur place, comme le général US quatre étoiles Joseph Votel l’a dit, ne peut changer quoi que ce soit sur le terrain en Syrie, ou défaire ou faire tomber le régime. Par conséquent, personne ne pourra tirer avantage des conséquences d’une possible attaque US en Syrie au cours des prochains jours.

Qui plus est, une guerre lancée par les USA au Moyen-Orient coûterait des centaines de milliards de dollars à Trump, lui qui fouille dans les poches des Saoudiens et des Émiratis pour y soutirer la moindre pièce sous divers prétextes.

Ce n’est pas une question de coût ou de principe humanitaire qui est en jeu, car l’Arabie saoudite, avec le soutien des USA et du Royaume-Uni, a tué des dizaines de milliers de Yéménites depuis trois ans sans la moindre hésitation au vu et au su du monde.

Ce n’est absolument pas une affaire « d’attaque chimique », car la Russie nous avait mis en garde contre cette excuse montée de toutes pièces que les djihadistes préparaient des semaines avant qu’elle ne soit annoncée au monde à Douma. D’autant plus que les USA sont pour leur part responsables de centaines de milliers de morts dues à l’embargo (sur l’Irak) et à bien d’autres guerres, des pertes qu’ils qualifient de dommages collatéraux.

Que donnera alors le tir de centaines de missiles Tomahawks contre un palais présidentiel Teshreen vide? Cela va-t-il faire une différence sur le terrain? Le bombardement des aéroports et des bases militaires de l’armée syrienne entraînera-t-il la défaite d’Assad ou va-t-il seulement accroître le nombre de victimes? Près de 400 000 hommes, femmes et enfants ont été tués pendant la guerre syrienne. Si ce nombre atteint 401 000, 405 000 ou 410 000, ce serait dans quel but? Il n’y a qu’une seule réponse à cette question : pour asséner une gifle à Vladimir Poutine et le faire paraître comme un homme faible, un chef d’État incapable de défendre ses amis et alliés.

Le but est donc d’établir un équilibre dans l’équation existante pour embarrasser la Russie. Les USA n’ont pas d’amis, seulement des « intérêts communs », tandis que la Russie en résurgence forge des alliances, mais se sent impuissante à réagir à une décision américaine de frapper l’allié de Moscou.

C’est en effet une possibilité. Mais il y en a aussi d’autres qui sont beaucoup plus dangereuses :

  • Qu’arrivera-t-il si la Syrie décide de réagir en lançant des dizaines de missiles sur Israël? Damas possède déjà l’excuse de répliquer à la violation israélienne de son espace aérien cette semaine et au bombardement de sa base aérienne militaire T-4 dans la région rurale de Homs, qui a tué 8 officiers syriens et 7 officiers iraniens. Sur invitation du gouvernement syrien, l’Iran soutient l’armée syrienne dans sa lutte contre les djihadistes.
  • Qu’arrivera-t-il si les USA détruisent l’armée de l’air syrienne? Pas grand-chose, parce que la Russie domine le ciel au-dessus de la Syrie et mène le bal contre les djihadistes. Ce serait une occasion pour l’armée de l’air syrienne d’obtenir des avions plus modernes.
  • Qu’arrivera-t-il si la Russie décide de réagir et de frapper toutes les sources des tirs contre la Syrie? Qu’arrivera-t-il si la Russie met sa menace à exécution et se dresse contre les USA? Les Américains sont-ils prêts à mourir pour un pays qu’une minorité d’entre eux sont capables de trouver sur la carte du monde? Les Américains sont-ils prêts à voir revenir leurs enfants dans des sacs mortuaires juste parce que l’influence de Moscou au Levant est à la hausse et que cela agace Washington?

C’est à un jeu extrêmement dangereux dans lequel Trump se lance la tête enfouie dans le sable, sans mesurer toutes les conséquences possibles. Les deux superpuissances s’avancent au bord du précipice. Les USA et la Russie vont-ils s’y jeter ou Trump va-t-il se retirer du jeu la queue entre les jambes, accepter sa défaite et essayer de trouver une arène moins dangereuse que le Levant pour s’opposer à la Russie? Se pourrait-il que Trump soit en train de rassembler une grande coalition pour s’assurer que la Russie ne s’en prenne pas à plusieurs pays réunis et évite ainsi une guerre plus vaste? Nous le saurons dans les prochains jours.

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