L’Iran et les talibans évoluent vers des relations plus harmonieuses

Par Elijah J. Magnier

Traduction : Daniel G.

Le mouvement taliban a repris le contrôle de 33 des 34 provinces afghanes, y compris la capitale, Kaboul. Les pays voisins ont commencé à surveiller les décisions des talibans et se sont employés à déterminer les mesures à prendre à l’égard des nouveaux dirigeants de l’Afghanistan. Parmi ces pays figure la République islamique d’Iran, qui partage 945 km de frontière avec l’Afghanistan. Le climat d’hostilité qui régnait dans les années 1990 lorsque les talibans dirigeaient le pays va-t-il persister? Sinon, dans quelle direction les relations évolueront-elles?

L’Afghanistan a une longue histoire d’invasions par des envahisseurs étrangers et de conflits entre factions belligérantes internes. À la porte de l’Asie et de l’Europe, ce pays a été conquis, entre autres, par Darius 1er de Babylone vers 500 avant J.-C. et par Alexandre le Grand en 329 avant J.-C. Mahmoud de Ghazni, le conquérant du 11e siècle qui s’est taillé un empire de l’Iran à l’Inde, est considéré comme le plus grand envahisseur de l’Afghanistan.

Gengis Khan s’empare de la région au 13e siècle, mais celle-ci n’est unifiée en un seul État qu’aux 18e et 19e siècles, après l’implantation de l’islam. Cherchant à protéger son empire des Indes contre la Russie, La Grande-Bretagne tente ensuite d’annexer l’Afghanistan, ce qui donne lieu à une série de guerres anglo-afghanes quelques années après la Première Guerre mondiale.

À la suite de la défaite des Britanniques lors de la troisième guerre anglo-afghane (1919-1921), l’Afghanistan devient indépendant. Préoccupé par le fait que l’Afghanistan avait pris du retard par rapport au reste du monde, Ghazi Amir Amanullah Khan, le souverain de l’Afghanistan d’alors (1919), entame une campagne acharnée de réformes sociales et économiques pour faire de l’Afghanistan un royaume plutôt qu’un émirat et se consacrer roi. Il lance une série de plans de modernisation et tente de limiter le pouvoir de la Loya Jirga (grande assemblée). Troublés par les politiques d’Amanullah, ses adversaires prennent les armes en 1928 et le roi abdique et quitte le pays en 1929. 

Muhammad Zaher Shah devient roi en 1933. Il instaure la stabilité puis dirige le pays pendant les 40 années suivantes. Zaher Shah nomme son cousin, le général Muhammad Daoud Khan, au poste de premier ministre afin d’initier des réformes sociales, notamment en autorisant la présence publique des femmes. Mais Muhammad Daoud Khan renverse son cousin, se nomme président et instaure une république liée étroitement à l’Union soviétique.

Dans la première moitié de la Guerre froide jusqu’en 1978, l’Afghanistan est sous l’influence des Soviétiques et le chah d’Iran intervient auprès du président afghan Mohammad Daoud pour qu’il se détache de Moscou. Cependant, la révolution de 1978 renverse le président afghan et la révolution islamique fait tomber le chah d’Iran. Une nouvelle ère commence marquée par le partenariat américano-saoudien visant à soutenir les islamistes en Afghanistan après l’occupation de l’Union soviétique.

Les USA se plaisent à dire qu’ils ont attiré l’Union soviétique dans une « guerre du Vietnam russe ». L’Union soviétique est apparemment tombée dans le piège en occupant l’Afghanistan en 1979. Paradoxalement, cela marque aussi le début de l’influence américaine en Asie centrale. Les services secrets pakistanais, la Grande-Bretagne, la CIA, la Chine et l’Arabie saoudite commencent alors à soutenir les moudjahidines afghans au Pakistan. Ils veillent aux approvisionnements militaires et financiers qui traversent le « pont de l’amitié » reliant les deux rives du fleuve formant la frontière entre l’Afghanistan et l’ancienne Union soviétique, jusqu’au retrait soviétique en 1989. À cette époque, l’Iran était isolé dans sa « Révolution islamique ».

Les moudjahidines poursuivent leur résistance contre le régime du président communiste soutenu par les Soviétiques, Muhammad Najibullah, élu à la tête de l’État fantoche soviétique en 1986. Les combattants afghans nomment Sibghatullah Mojaddedi à la tête de leur gouvernement en exil pendant deux mois (avril à juin 1992). Avec l’aide des forces gouvernementales apostates, les moudjahidines et d’autres groupes rebelles prennent d’assaut la capitale, Kaboul, et chassent Najibullah du pouvoir. C’est Ahmed Chah Massoud, le légendaire chef de la guérilla, qui dirige les troupes vers la capitale. Les Nations unies protègent Najibullah. Les moudjahidines, qui avaient déjà commencé à se diviser en seigneurs de la guerre, se disputent l’avenir de l’Afghanistan et forment un État à prédominance islamique avec Burhanuddin Rabbani comme président (1992-2001).

La milice islamique nouvellement formée, appelée les talibans, parvient au pouvoir en promettant la paix sous le commandement du mollah Mohammad Omar. Épuisés par des années de sécheresse, de famine et de guerre, la plupart des Afghans approuvent l’adhésion des talibans aux valeurs islamiques traditionnelles. Les talibans interdisent la culture et le commerce du pavot à opium, répriment la criminalité et limitent l’éducation et l’emploi des femmes. Les femmes doivent être entièrement voilées et ne sont pas autorisées à sortir de chez elles. L’application de loi islamique est marquée par des exécutions et des amputations publiques. Les USA refusent de reconnaître l’autorité des talibans.

Le 8 août 1998, les talibans occupent la province de Mazar-i-Charif, où habitent les chiites afghans Hazara, et arrêtent 11 diplomates iraniens du consulat et un correspondant de l’agence de presse iranienne IRNA. Depuis cette date, on croit qu’ils ont été tués si l’on en juge par les propos du porte-parole officiel des talibans, selon lesquels un « groupe hors de contrôle a commis cet acte sans avoir reçu d’ordre de la direction. » Cela crée un climat d’hostilité solide et durable entre l’Iran et les talibans.

La République islamique d’Iran soutient alors les Hazaras en Afghanistan, les Tadjiks (contre les Pachtounes qui représentent la majorité) et les Ouzbeks, d’abord sous une forme limitée, ce qui contribue à la formation des forces appelées l’« Alliance du Nord ». Le Pakistan joue un rôle important en Afghanistan et les USA soutiennent ses relations avec les talibans et en profitent pour sécuriser et maintenir un passage sûr du Pakistan vers le Turkménistan pour mieux contenir l’Iran. 

L’Iran soutient les Hazaras  (chiites afghans) et toutes les forces anti-talibans et mobilise des troupes à la frontière avec les talibans après la mort de ses diplomates. L’Iran se présente comme un allié au sein du groupe de contact « 6 + 2 » sur l’Afghanistan créé sous l’égide des Nations unies (Chine, Iran, Pakistan, Turkménistan, Tadjikistan, Ouzbékistan + USA et Russie), qui regroupe les voisins de l’Afghanistan. L’Iran arrive à jouer des coudes avec le Pakistan en persuadant les USA d’imposer des sanctions aux talibans (et à Al-Qaeda) contre la volonté du Pakistan, qui fait fi des sanctions.

Le vice-ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, coopère avec l’envoyé américain de l’époque, James Dobbins, sur les questions relatives à l’Afghanistan, et le Corps des Gardiens de la Révolution iranienne – Al-Qods apporte son aide. Le général Ismaïl Qaani est alors le commandant de la brigade Al-Qods en Afghanistan. En 2020, il deviendra le commandant suprême de la brigade Al-Qods après l’assassinat de son commandant, le major général Qassem Soleimani, à Bagdad. Qaani a été sur le terrain en Afghanistan pendant plusieurs décennies et a noué des liens solides avec plusieurs parties afghanes.

Les relations entre l’Iran et les USA se détériorent à propos de l’Afghanistan lorsque Washington accuse Téhéran d’héberger Gulbuddin Hekmatyar (après avoir été abandonné aux talibans par le Pakistan en 1995). L’Iran dément cette accusation en ajoutant que ses relations avec « le boucher de Kaboul » sont loin d’être harmonieuses. Les USA affirment aussi que des membres importants d’Al-Qaïda ont trouvé refuge en Iran. Pourtant, c’est au Pakistan que de nombreux dirigeants d’Al-Qaïda se trouvaient (où Oussama Ben Laden a été retrouvé et tué par la suite).

Les USA prétendent avoir piégé l’Union soviétique dans le bourbier afghan, mais il semble bien que Washington n’a jamais tiré de leçons de l’histoire et qu’il est tombé dans le même piège en envahissant l’Afghanistan en 2001. Emporté par une victoire rapide et l’occupation de Kaboul, le président George Bush se donne alors comme projet d’occuper sept capitales musulmanes en cinq ans, y compris en Iran.

Le président américain décide d’inclure la République islamique d’Iran dans son discours de 2002 sur « l’axe du mal », choisit de s’allier avec le Pakistan plutôt qu’avec l’Iran et occupe l’Irak en 2003, à la frontière occidentale de l’Iran. 

Après avoir signé un accord de « partenariat stratégique » avec le président Hamid Karzai en 2005, le président Bush lui impose d’adopter une position froide et distante envers l’Iran, qui est accusé de fournir des armes perfectionnées aux talibans et de soutenir l’Alliance du Nord dirigée par Ahmed Masoud (fils de Masoud Chah, surnommé le « Lion du Panjshir », assassiné par Al-Qaïda en 2001). Le jeune Ahmad Masoud contrôle toujours la seule province qui refuse de se rendre aux talibans et est engagé dans des négociations liées à son rôle dans le futur gouvernement.

L’Iran entend empêcher les talibans et Al-Qaïda de s’en prendre aux minorités et protéger la longue zone frontalière avec l’Afghanistan. Le message iranien est clair : toute incursion en territoire iranien à partir de l’Afghanistan entraînera une bataille entre l’Iran et les USA en sol afghan. La crainte iranienne s’accroît après l’occupation de l’Irak par les USA en 2003 et la présence continuelle des forces US en Mésopotamie.

Les USA et le Pakistan soutiennent alors secrètement les militants terroristes séparatistes du groupe « Jaish al-Adl » (Armée de la justice), qui revendique l’indépendance du Sistan-Baloutchistan dans le sud-est de l’Iran. À la suite des gains obtenus par les talibans et du soutien apporté par l’Iran contre les forces d’occupation US (à la tête de 30 pays représentant l’OTAN), des relations se développent entre les Iraniens et le mouvement taliban. Des nouvelles font état de l’ouverture d’un bureau de campagne à Zahedan, en Iran, près de la frontière pakistanaise, malgré les démentis des Iraniens.

Lorsque les talibans gagnent du terrain dans différentes provinces afghanes, Téhéran annonce qu’il « n’a pas d’esprit de vengeance (en référence au meurtre des 11 diplomates à Mazar-i-Sharif par les talibans) et soutient toute solution permettant de mettre fin au conflit afghan ».

Ce qui est remarquable, c’est qu’un haut dirigeant du groupe terroriste « Jundullah » (branche de Jaish al-Adl), connu sous le nom Amir Narawi, est allé rencontrer les talibans quelques semaines après la visite de la délégation talibane en Iran. Il a été annoncé plus tard que Narawi avait été décapité. Cet événement fait comprendre à l’Iran que sa frontière sud-est et sa sécurité nationale préoccupent aussi les talibans. Pour l’Iran, le mouvement taliban ne sera plus jamais le même que dans les années 1990. Le climat d’hostilité entre l’Afghanistan et l’Iran est terminé et la frontière restera sous contrôle. La réponse officielle est venue rapidement du porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, qui a affirmé que « les talibans font partie de l’avenir de l’Afghanistan. »

Ces derniers mois, lorsque les talibans ont libéré la ville de Herat à proximité de la frontière irano-turkmène, l’Iran a demandé aux talibans d’assurer la protection de ses diplomates au consulat. Le lendemain, Khatibzadeh a déclaré que « tous les diplomates sont en bonne santé et en sécurité ». Les diplomates iraniens n’ont jamais quitté leur consulat pour Kaboul et sont restés dans la ville, en poursuivant leur mission diplomatique sous la protection des talibans.

L’Iran a accueilli plusieurs réunions de responsables talibans à Téhéran, ce qui lui a permis d’établir de bonnes relations même après être entré en guerre contre eux dans les années 1990. Cela indique le changement d’attitude des talibans à l’égard de l’Iran et des Afghans de toutes allégeances, qui pourrait se répercuter sur leur comportement envers le monde.

Lors des rituels de l’Achoura au début du mois du mouharram (le mois courant), un léger problème s’est produit lorsque certains membres des talibans ont retiré les drapeaux de l’Achoura dans la ville de Mazar-i-Sharif. Mais les talibans se sont empressés de s’excuser. De plus, de hauts responsables talibans ont également assisté aux conseils de l’Achoura et prononcé un sermon devant la foule. La commémoration de l’Achoura a également eu lieu à Kaboul après la prise de contrôle par les talibans, ce qui a rassuré l’Iran et les Hazaras afghans sur le fait que les choses ont réellement changé et que le mouvement taliban de 2021 peut devenir un mouvement menant à la construction d’un État.

Ce qui importe à l’Iran, c’est la sécurité de ses frontières, en éliminant le danger qu’elles recèlent pour sa sécurité nationale, et la lutte contre les stupéfiants, que l’Afghanistan produit et qui représentent 90 % de son revenu national. En outre, les talibans ont protégé les chiites d’Afghanistan et expulsé les USA et toutes les forces d’occupation, dont la présence aux frontières représentait un grand danger pour l’Iran. Téhéran est ainsi en voie d’atteindre l’un de ses objectifs les plus importants, annoncé par le Wali al-Faqih lors des funérailles du major général Qassem Soleimani, à savoir « expulser les USA de l’Asie occidentale ».

Cette semaine, à la demande des dirigeants talibans, l’Iran s’est empressé de fournir à l’Afghanistan du pétrole et du gaz pour aider le mouvement à répondre à ses besoins énergétiques. Le volume des exportations de pétrole iranien vers l’Afghanistan est d’environ vingt mille barils par jour, et devrait doubler au cours des premiers mois du règne des talibans. Les talibans ont décidé de réduire de 70 % les taxes sur les produits iraniens. Les camions ont commencé à circuler à un rythme plus soutenu entre l’Iran et l’Afghanistan et les camionneurs iraniens rapportent être très bien traités par les talibans.

La menace des talibans s’est transformée en une opportunité pour l’Iran, la Russie et la Chine. Ces pays sont heureux d’inclure l’Afghanistan dans l’Axe de la Résistance et s’opposent aux sanctions que les USA ont commencé à imposer aux fonds afghans pour empêcher les talibans d’y accéder. Lorsque le nouveau gouvernement afghan sera annoncé après le départ des forces étrangères, la Chine, la Russie et l’Iran devraient se montrer désireux de coopérer avec lui et d’inclure l’Afghanistan dans le projet de « route de la soie ». Les talibans devraient combattre la menace takfirie (le groupe armé « État islamique » et d’autres extrémistes) que les pays voisins redoutent. La Russie, la Chine et l’Iran veulent profiter des vastes richesses minérales de l’Afghanistan. Mais cela ne sera possible que si les talibans parviennent d’abord à éteindre les feux qui brûlent encore dans l’État du Panjshir , dans le nord du pays. 

Les USA se sont retirés de l’Afghanistan et devraient quitter l’Irak, s’ils respectent leur engagement, ce qui permettra aux pays qui refusent l’hégémonie américaine de se détendre, plus particulièrement la République islamique d’Iran. Certains signes laissent croire aussi que le mouvement taliban rejettera tout diktat américain ou étranger. Mais il veut en même temps maintenir la relation commerciale avec l’Occident et ne pas lui fermer la porte au nez. L’on s’attend donc à ce que les talibans protègent leur « Émirat islamique d’Afghanistan » et tiennent les forces étrangères à l’écart, mais tout en tissant des liens avec la communauté internationale, ce qui est plus que nécessaire pour diriger un pays épuisé par des décennies de guerres et dont les besoins dans tous les domaines sont criants.

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