L’Iran occupe-t-il vraiment cinq villes arabes?

Par Elijah J. Magnier

Traduction : Daniel G.

« L’Iran occupe cinq villes arabes : Beyrouth, Bagdad, Sana’a, Damas et Gaza. » Cette affirmation revient constamment dans les capitales arabes et occidentales pour accuser l’Iran d’exporter la révolution iranienne en Asie occidentale et d’étendre son contrôle et son influence pour « déstabiliser la région ». Si c’est vrai, l’Iran aurait atteint une puissance et une influence qu’aucun pays d’Asie occidentale n’est parvenu à obtenir jusqu’ici. Mais cette conclusion est-elle exacte? Est-ce l’indice d’un fait indéniable?

La bravade iranienne a contribué à donner des munitions à ceux qui l’accusent de contrôler cinq capitales arabes. L’ancien ministre iranien du Renseignement dans le gouvernement du président Mahmoud Ahmadinejad, le cheikh Haider Moslehi, a déjà déclaré que « l’Iran contrôle quatre capitales arabes ». Le commandant du Corps des gardiens de la Révolution iranienne, le général Hossein Salami, a aussi prononcé un discours au cours duquel il a dit que « les responsables en Iran ne s’attendaient pas à la propagation rapide de la Révolution islamique en dehors des frontières allant de l’Irak à la Syrie, au Liban, à la Palestine, au Bahreïn, au Yémen et à l’Afghanistan ».

Pour sa part, le commandant de la force Al-Qods, l’unité d’élite du Corps des gardiens, le général Ismaïl Qaani, a déclaré que « l’Iran continue de conquérir les pays de la région, la République islamique a commencé à exercer un contrôle en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Palestine, et son influence s’étend aujourd’hui à d’autres pays de la région ». Le général Gholam Ali Rashid, du Corps des gardiens, a déclaré récemment que « six armées à l’extérieur de l’Iran défendent les terres de la République islamique, et quiconque veut attaquer notre pays doit d’abord se battre contre ces six armées avant de nous atteindre, ce que personne ne peut faire selon nous ». Les armées auxquelles le général iranien fait allusion sont le Liban, la Palestine (Hamas et le Djihad islamique), la Syrie, l’Irak et le Yémen.

Ces déclarations indiquent que les dirigeants iraniens ont voulu démontrer l’influence réelle de l’Iran en l’Asie occidentale. Mais il y a une grande différence entre faire valoir l’influence omniprésente de l’Iran et revendiquer le contrôle de nombreuses capitales. En fait, plusieurs députés du parlement iranien ont ouvertement estimé que ces déclarations portaient atteinte à la sécurité nationale de l’Iran et affaiblissaient l’influence de Téhéran dans la région.

L’Iran a affirmé son influence en Asie occidentale, c’est un fait indéniable. Téhéran se tourne vers ses ennemis et ses alliés pour dire que sa puissance ne se limite pas à ses frontières. Téhéran se comporte comme tous ces empires qui ont régné sur de multiples pays à travers les âges. Toutefois, il y a une différence à faire entre un discours destiné à la population d’un pays et un message adressé à la communauté régionale et internationale. L’étendue de l’influence de l’Iran ne signifie pas qu’il a nécessairement son mot à dire dans les pays où sont présents ses fidèles alliés.

L’approche iranienne en ce qui concerne cette influence est pragmatique, contrairement à celle des USA qui disséminent des bases militaires partout. Le personnel militaire iranien est plus discrètement basé à l’intérieur des pays, où certains responsables locaux ont affirmé qu’ils imposaient leur volonté. Loin d’occuper les capitales, l’Iran a plutôt réussi à établir des relations solides avec des personnes qui lui sont fidèles et qui sont prêtes à se battre pour la cause qu’ils partagent. Les forces alliées à Téhéran voient également en l’Iran une source de financement et de soutien pour atteindre des objectifs nationaux et, dans certains cas, régionaux, qui convergent souvent avec les objectifs de la République islamique d’Iran.

À Gaza par exemple, les factions de la résistance (Hamas et Djihad islamique) perçoivent l’Iran comme un bailleur de fonds, au même titre que la Turquie, l’Égypte, le Qatar et d’autres pays qui soutiennent les Palestiniens. L’Iran fournit des armes et de l’argent et transfère son expertise militaire pour aider les Palestiniens à récupérer leurs terres occupées et à contrer les objectifs d’Israël et sa « toute-puissante » machine de guerre. Ces factions considèrent que Téhéran a apporté beaucoup, sans pour autant imposer son programme. Ils partagent un objectif commun et cela suffit.

Au Liban, le Hezbollah déclare que son financement et son armement proviennent de l’Iran. Téhéran a soutenu son allié libanais, qui représente un segment essentiel de la population. L’Iran envoie une aide médicale, de la nourriture et des pétroliers, en plus de fournir des fonds pour les services sociaux que l’État libanais ne parvient pas à fournir à sa population.

En ce qui concerne Beyrouth, l’Iran n’est pas en mesure de l’occuper et ne souhaite pas le faire, car le Hezbollah partage les mêmes objectifs, se tient debout face à Israël et lui impose un équilibre de dissuasion. Le Hezbollah est un membre essentiel de l’Axe de la Résistance qui est prêt à défendre cette alliance en cas de danger. Malgré toute sa force militaire, sa supériorité sur les services de sécurité et l’armée et sa grande puissance économique, qui est destinée à croître encore plus dans l’année qui vient, le Hezbollah ne peut pas occuper le Liban. C’est d’abord dû au fait qu’il n’en a pas envie et que c’est stratégiquement difficile à réaliser. De plus, la multiplicité des sectes et l’impossibilité de prendre les rênes du pays empêchent le Hezbollah d’entreprendre une telle démarche. Qui plus est, si le Liban était sous le contrôle du Hezbollah, il perdrait beaucoup de soutien au pays même et serait sanctionné et isolé par la communauté internationale.

En Syrie, le président Bachar al-Assad dispose d’un appareil gouvernemental pour gérer les affaires du pays et veut s’ouvrir progressivement aux pays de la région et au monde, après les dix ans de guerre qu’on lui a imposée. Les USA et l’Union européenne ont imposé aussi de lourdes sanctions à l’État syrien, qui causent de graves souffrances et des pénuries de marchandises à la population syrienne. Le soutien iranien constant apporté aux Syriens tout au long de cette guerre a permis à l’Iran d’établir une relation solide avec l’État syrien. 

En outre, les USA empêchent de nombreux pays de reprendre leurs relations avec Damas. Les sanctions américano-européennes offrent ainsi la possibilité à l’Iran (et à la Russie) d’apporter tout le soutien nécessaire à la Syrie.

Les USA ont commencé toutefois à lever leurs sanctions étouffantes sur l’économie syrienne, ce qui a permis à Amman de reprendre ses relations privilégiées avec Damas et de favoriser ainsi les échanges commerciaux sur le plan énergétique et la coopération économique. L’on s’attend à ce que d’autres pays arabes reviennent tôt ou tard à Damas, qui tend les bras pour accueillir de nouveau les ressortissants des pays arabes et occidentaux. Ce qui démontre que l’Iran ne contrôle pas Damas. La Syrie est un pays souverain qui partage des intérêts avec plusieurs pays qui peuvent l’aider sur le plan économique pour reconstruire ce que la guerre a détruit. L’aide et la reconstruction apportent souvent une influence politique raisonnable, ce qui est valable pour tous les pays désireux de rétablir de bonnes relations avec la Syrie. La Russie et l’Iran demeurent toutefois en tête de liste de ces pays, en raison de leur intervention quand aucun autre pays n’osait faire de même.

L’Iran aide le président Assad à surmonter les affres de la guerre depuis 2013 (la guerre a commencé en 2011). L’intervention iranienne a été cruciale au cours des premières années, en proposant une autre approche militaire contre les ennemis de l’État syrien. L’on s’attend à ce que le président Assad cautionne la résistance locale, ce qui s’est avéré très efficace pour le Hezbollah au Liban voisin et pendant la guerre syrienne, en vue de la libération des hauteurs du Golan occupées. Au fil des années de guerre, Assad a appris que faire partie de l’Axe de la Résistance en suivant sa voie pour libérer le territoire constitue une méthode efficace pour atteindre des objectifs contre des pays puissants. Mais l’Iran est loin d’imposer sa volonté à l’État syrien ou de contrôler la Syrie. Ce n’est pas un objectif réalisable et cela ne fait pas partie de son plan. Son influence et ses relations privilégiées avec la Syrie suffisent amplement.

En Irak, le lien religieux solide, la longue frontière commune, l’occupation US de 2003 et le soutien iranien à Bagdad lorsque le groupe armé « État islamique » (Daech) occupait le tiers du pays sont autant de facteurs qui ont permis à Téhéran d’étendre son influence en Irak. Mais ces facteurs n’empêchent pas l’Irak d’établir de bonnes relations avec les ennemis de l’Iran, car les intérêts de Bagdad nécessitent un équilibre et une ouverture sur le monde sans discrimination néfaste (à l’exception d’Israël). L’influence de l’Iran sur de nombreuses factions armées irakiennes devrait diminuer lorsque les forces US se retireront du pays. Les politiciens irakiens veulent maintenir une relation privilégiée avec l’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats, l’UE et les USA, quelle que soit l’identité du premier ministre. Il est dans l’intérêt de l’Iran d’établir une relation avec l’État irakien plutôt qu’avec divers groupes irakiens une fois que le pays aura cessé d’accueillir des troupes (US) susceptibles de mettre en danger la sécurité nationale de l’Iran.

La guerre qui se poursuit au Yémen et à Sana’a depuis cinq ans a permis à l’Iran de s’y immiscer grâce au contrôle d’une grande partie du pays par les Houthis. La guerre menée par l’Arabie Saoudite et les USA pour s’ingérer dans les affaires yéménites en recourant à des sanctions illégales, à la force militaire et à des bombardements aveugles contre la population yéménite a permis à l’influence iranienne de s’y développer. Cependant, les Houthis ont exprimé à plusieurs reprises leur désir d’entretenir des relations privilégiées avec l’Arabie saoudite et les USA, malgré toutes ces années de guerre. Le Yémen fait désormais partie de l’Axe de la Résistance dans la zone contrôlée par les Houthis, mais il est encore loin d’être occupé par l’Iran.

Au cours des dernières décennies, l’Iran a réussi à constituer des forces populaires importantes et à soutenir des pays ayant des objectifs communs. L’Iran s’est assuré une présence efficace en établissant des zones d’influence sans amener son armée à occuper une quelconque capitale arabe. Les USA, qui disposent de dizaines de bases militaires dans la région, qui ont occupé l’Afghanistan pendant 20 ans, qui ont envahi l’Irak et qui occupent le nord-est de la Syrie, n’ont pas réussi à gagner les esprits et les cœurs de la population ni à atteindre quoi que ce soit qui ressemble aux résultats obtenus par l’Iran. Par conséquent, l’Iran a prouvé à maintes reprises qu’il n’a pas besoin d’envahir militairement des pays. L’Iran continue donc d’apporter un soutien permanent à ses alliés qui sont prêts à le défendre en cas de besoin.

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