La position de Washington à l’égard de Téhéran divise le camp européo-américain.
Trump met en péril l’accord sur le nucléaire iranien et transforme Rohani en « faucon ».
Publié ici : alrai.li/jyfjnf5 via @AlraiMediaGroup
Mots-clés : UE, Iran, USA, Syrie, Irakq, Russie.
Par Elijah J. Magnier : @ejmalrai
Traduction : Daniel G.
Les États-Unis ont avalé de travers la victoire de la République islamique d’Iran, qui occupe une position dominante sur l’échiquier syrien et irakien, où la guerre est sur le point de se terminer, plus tôt que tard. Aujourd’hui sur ces fronts militaires, il n’y a plus rien à l’horizon pour les groupes extrémistes. La défaite de « l’État islamique » (Daech), dont le territoire est réduit à moins du quart de ce qu’il était en 2014, en est la preuve éloquente. Qui plus est, Al-Qaeda en Syrie (front Nosra ou Hay’at Tahrir al-Sham) se prépare en vue des choix limités qui lui restent à Idlib quant à son destin : se dissoudre, accepter la domination absolue de la Turquie, ou se battre jusqu’à la mort.
Plus personne ne parle du départ du président syrien Bachar al-Assad ou de changement de régime en Syrie. Tous les acteurs (dans la région ainsi que dans l’UE et aux USA) se sont inclinés devant la domination presque totale de la Russie au Levant et la victoire du gouvernement irakien contre Daech. Le « projet » de morceler la Mésopotamie s’est retrouvé dans les poubelles de l’histoire. Même les Kurdes du Kurdistan songent sérieusement à reporter ou à geler le « référendum sur l’indépendance » prévu le 25 septembre. Sinon, Erbil sait déjà qu’il est le seul à appuyer ce projet qui arrive à un bien mauvais moment.
Ainsi, la victoire des gouvernements de Bagdad et de Damas, alliés de la Russie et de l’Iran, la défaite du projet daesho-takfiri et la capacité et le savoir-faire grandissants du Hezbollah en Syrie et sur plus d’un front au Moyen-Orient (Irak et Yémen) font de l’Iran un vainqueur incontestable. Son énorme investissement financier en Syrie a servi principalement à soutenir la campagne militaire, ainsi que l’armée et les institutions syriennes. Téhéran ne peut dorénavant plus être tenu à l’écart des pourparlers de négociation – la carte de tout le Moyen-Orient en est l’illustration éloquente.
Cependant, malgré l’occupation américaine d’une position géographique au nord-est de la Syrie (provinces d’Hassaké et de Raqqa) et l’absence d’horizon stratégique pour leur présence militaire auprès des forces formées de Kurdes syriens et de quelques tribus locales, ce qui ressort de la situation actuelle, c’est une décote considérable des USA et de leurs alliés au Moyen-Orient, qui ont investi massivement pour faire tomber le gouvernement syrien.
Il est par conséquent devenu nécessaire d’inverser la vapeur et de discréditer l’Iran en lui imposant encore plus de sanctions, en s’opposant à l’accord sur le nucléaire iranien (y compris aux alliés des USA sur le vieux continent) et en accusant Téhéran de « ne pas respecter l’esprit de l’accord sur le nucléaire », afin de « justifier » l’imposition de nouvelles sanctions économiques à divers titres et sous différents prétextes dans les prochains mois.
L’Europe n’acceptera toutefois pas cela, ni rester les bras croisés, d’autant plus que son économie, qui subit une forte pression, souffrirait énormément si de nouvelles sanctions étaient imposées à l’Iran. L’Europe lorgne le marché iranien (en particulier les projets dans les secteurs des produits pétroliers, de l’aviation, de la technologie, de la pétrochimie, de l’automobile et d’autres secteurs industriels), qui suscite de grands espoirs de stimuler l’économie de l’UE. La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont signé l’accord sur le nucléaire et assurent une surveillance et un contrôle de l’engagement iranien qui les satisfont. L’Europe ne voit pas l’utilité de nouvelles pénalités américaines, qui visent directement ou indirectement à faire dérailler l’accord en imposant des sanctions financières et bancaires limitant la coopération de l’Iran sur le plan économique et avec les banques étrangères.
Tout cela a amené le président Hassan Rohani, considéré comme le dirigeant des « colombes » iraniennes, qui ont maille à partir avec les partisans de la ligne dure depuis des années, à défendre son accord avec les USA, puis à menacer d’y mettre un terme et de reprendre l’activité nucléaire militaire en l’espace de « quelques heures », si l’esprit de l’accord n’est plus respecté et qu’il n’y a plus de gains économiques et financiers à en tirer. Trump a réussi là où le camp du guide spirituel, l’ayatollah Ali Khamenei, avait échoué, à savoir transformer le président iranien Rohani en faucon en ce qui concerne les USA. Rohani comprend dorénavant l’attitude ultra prudente de Sayed Ali Khamenei et son manque de confiance total, en lui accordant le mérite d’avoir toujours dit de ne « jamais faire confiance à l’administration américaine, quelle qu’elle soit ».
Sayed Ali Khamenei a déjà dit à ses visiteurs (en privé, loin des médias) que « les États-Unis sont malhonnêtes, ils veulent prendre sans rien donner ou échanger : si vous leur donnez un doigt, ils demanderont la main au complet; si vous acceptez de la donner, ce sera au tour du bras, puis de tout le corps si vous consentez. Une fois que vous aurez satisfait à toutes leurs exigences, ils s’en prendront à vous parce qu’ils ne sont pas fiables et ne le seront jamais ».
Le président Rohani avait pourtant réussi à convaincre Sayed Ali Khamenei de tenter un nouvel essai, à la réception d’une lettre provenant des USA par l’entremise d’Oman pendant la présidence d’Ahmadinejad, qui révélait que l’administration américaine cherchait vraiment à négocier un accord sur le nucléaire. Khamenei a autorisé les premières prises de contact qui ont ensuite été interrompues, pour reprendre seulement sous l’administration Obama, à condition qu’aucun autre dossier que celui du nucléaire ne soit abordé. Ce que le président Barack Obama a qualifié « d’accord historique » a été vivement critiqué par le président Donald Trump pendant sa campagne électorale et tout de suite après son entrée en fonction comme président des USA.
N’empêche qu’il y a une division nette entre les positions américaines et européennes en ce qui concerne l’accord sur le nucléaire iranien. Cette divergence découle de deux principes :
Premièrement, l’Europe adhère à un principe de droit sans contournement illicite. Les pays européens ont signé l’accord sur le nucléaire une fois rassurés que l’Iran allait réduire sa production, suivre les modalités de l’accord à la lettre et recevoir les rapports de l’équipe d’inspection de l’ONU à la suite de visites répétées de tous les emplacements mentionnés dans l’accord. Voilà pourquoi l’Europe n’aime pas tellement la manœuvre américaine consistant à évoquer « l’esprit de l’accord » sans preuve concrète ou explications précises. Cependant, la CIA est bien capable de forger des éléments de preuve à l’intention du Congrès des USA en octobre prochain, au moment du vote d’une deuxième série de sanctions contre l’Iran. La fabrication d’un dossier similaire à celui des « armes de destructions massives » utilisé pour justifier l’invasion de l’Irak pourrait être le prétexte tout désigné pour amener Trump à faire dérailler l’accord et à imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.
Deuxièmement, l’Europe est consciente que la raison principale de la ligne dure de Trump concernant l’entente sur le nucléaire est liée à la finance et à la sécurité. Sur le plan financier, l’administration américaine ne veut pas libérer les actifs iraniens. Si elle le fait, Téhéran se tournera vers des entreprises européennes, russes et asiatiques plutôt qu’américaines pour dépenser son argent. Trump s’oppose donc à l’Europe en ce qui a trait aux contrats iraniens à venir et le continent européen est bien au fait des manœuvres et des intentions américaines. Le président des USA se sert aussi de l’Iran pour faire chanter les pays du Moyen-Orient (principalement l’Arabie saoudite et le Bahreïn), afin de les forcer à lui verser de l’argent sous le prétexte que son pays se tient en première ligne devant l’Iran, « leur ennemi juré ».
Sur le plan de la sécurité, le président des USA veut défendre Israël et protéger ses intérêts en imposant des sanctions à l’Iran, qui a renforcé sa position à la frontière d’Israël en Syrie et au Liban, par l’entremise de ses alliés (le Hezbollah et les groupes de la résistance syrienne nouvellement créés). Par conséquent, cette « victoire iranienne » ne peut être célébrée par Téhéran sans que des sanctions américaines ramènent la confrontation diplomatique et économique au premier plan et viennent troubler la fête en Syrie. Les Européens refusent d’entrer dans le jeu de Trump qui nuit à leurs intérêts, d’autant plus que l’Iran n’a pas violé l’accord sur le nucléaire et que son programme de missiles balistiques n’a jamais fait partie de l’accord sur le nucléaire conclu avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, plus l’Allemagne.
Des sources officielles m’ont révélé que « Téhéran ne mettrait pas fin à l’accord, à moins que les sanctions américaines n’atteignent un niveau dangereux, à un point tel qu’il perdrait sa raison-d’être, sa substance et ses avantages ». Mais un retrait iranien est dorénavant une possibilité et la menace du président Rohani, loin d’être une manœuvre, est un avertissement sérieux, d’autant plus que l’équipe qui entoure Trump est généralement hostile à l’Iran et capable de convaincre ce président des USA néophyte de n’importe quoi.
La déclaration de Rohani fixe de « nouvelles règles d’engagement » et rejoint la position européenne, à savoir que les décisions des États-Unis font fi des frontières et ne tiennent pas compte des intérêts de toutes les parties qui ont accepté et signé l’accord sur le nucléaire. L’Europe considère que l’hostilité des USA envers Téhéran était prévisible et que les sanctions de Trump imposées contre 18 personnes et entités constituent une violation flagrante de l’accord.
De toute évidence, l’Iran a troublé le « club des puissances spatiales » en lançant un satellite dans l’espace et en mettant à l’essai des missiles intercontinentaux. Il s’agit cependant de mesures défensives, l’Iran n’ayant pas attaqué de pays du Moyen-Orient depuis l’établissement de la République islamique en 1979, et ce, malgré les dizaines de milliards insufflés dans les budgets consacrés à l’armement au Moyen-Orient en réponse à la « menace iranienne » que les Américains ont laissé planer parmi leurs alliés des pays arabes et du Golfe. L’annonce par Téhéran d’un budget de 500 millions de dollars consacré au programme de missiles de la Garde révolutionnaire voulait démontrer au reste du monde que l’Iran n’est pas faible, et que si on l’attaquait directement, le monde arabe et les États-Unis en paieraient le prix.
Il est évident que ce que l’ONU considérait comme l’une des plus grandes réalisations de son histoire pourrait devenir cliniquement mort au cours des prochains mois si Trump continue d’ajouter des sanctions. Il est tout aussi clair que le dossier nucléaire sera le premier clou dans le cercueil des relations américano-européennes depuis la Deuxième Guerre mondiale, car l’Europe ne se considère pas responsable du projet de loi et de la position unilatérale des Américains, qui violent un accord respecté par tous, à l’exception de Trump et de son administration.
Il est tout naturel que les USA ne puissent accepter leur défaite au Levant et en Mésopotamie à l’avantage de l’Iran. Il est tout aussi inévitable que l’administration américaine s’organisera pour que les choses se détériorent graduellement.
Les sanctions ne visent pas seulement l’Iran, mais aussi Moscou, notamment son oléoduc qui alimente l’Europe, car les mesures américaines vont aussi frapper toute société européenne faisant affaire avec la Russie. L’oléoduc vers l’Europe est l’une des raisons pour lesquelles le Kremlin s’est engagé militairement en Syrie et est intervenu en Ukraine, car l’économie russe en dépend (à 70 %). Si les USA imposent de nouvelles sanctions en octobre, elles frapperont la Russie et l’Iran, deux alliés en Syrie que la politique de Trump a poussés dans les bras l’un de l’autre. Ainsi, malgré la fin prochaine de la guerre en Syrie, ses conséquences se font encore sentir dans le monde et il en sera ainsi pour bien des années encore.
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