Le référendum kurde bouleverse les alliances au Moyen-Orient. La Turquie n’imposera pas de sanctions économiques.

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Erbil by Elijah J. Magnier – @ejmalrai

 

Traduction : Daniel G.

Des sources haut placées au Kurdistan (Erbil) ont dit que le dirigeant kurde Massoud Barzani « s’attendait aux sanctions déjà annoncées par Bagdad et est convaincu que bien d’autres vont suivre ». Malgré tout, « le référendum était une étape essentielle à franchir », sans quoi Barzani n’aurait plus été considéré comme le dirigeant kurde.

« Les sanctions turques ne nous font pas peur, parce qu’Ankara aurait plus à perdre qu’à gagner si la frontière commune était fermée. Le représentant turc nous a promis (des mois avant le référendum) que des mesures politiques très dures seront adoptées contre le Kurdistan, mais qu’aucune sanction économique ne serait sérieusement envisagée. Après tout, c’est la Turquie qui doit cesser d’envoyer ses camions-citernes pour récupérer notre production pétrolière à bas prix, si (le président turc RecepTayyib) Erdogan juge que c’est une mesure pratique pour sa propre économie », a fait valoir la source.

Les dirigeants à Erbil savent que les Kurdes ont connu la faim et le génocide au fil des ans, en vivant parfois dans les montagnes pendant des décennies. Par conséquent, sans prendre à la légère toute menace à leur existence, rien ne peut nuire au processus menant à l’indépendance qui s’est placé dans la trajectoire voulue. Les dirigeants kurdes acceptent de laisser à Bagdad le contrôle des aéroports (Erbil and Souleimaniye), comme l’a demandé le premier ministre Haidar Abadi, et souhaitent rétablir de bonnes relations de voisinage avec tous les pays limitrophes, d’autant plus que deux ou trois ans pourraient s’écouler avant que la déclaration d’indépendance ne prenne véritablement effet.

Les 1 800 km de frontière entre le Kurdistan et le reste de l’Irak obligeront Erbil à envoyer plus de Peshmergas pour renforcer sa sécurité tout au long de cette frontière, surtout dans les zones litigieuses. Cependant, pour de nombreux pays, le référendum a créé un embarras et bouleversé bien des alliances au Moyen-Orient, dont les effets restent encore à voir.

La clé du succès ou de l’échec de la création d’un « nouvel État » au Moyen-Orient, nommément le Kurdistan irakien, c’est dans les mains de la Turquie qu’elle se trouve.

Rôle de la Turquie dans l’histoire récente de la Syrie et de l’Irak

-La Turquie a soutenu le soulèvement des tribus sunnites en 2014, lorsqu’elles ont constitué le groupe terroriste « État islamique » (Daech). Ankara n’avait pas demandé au diplomate de son consulat à Mossoul d’abandonner la mission diplomatique, ce qui fait que les membres du corps diplomatique se sont retrouvés prisonniers de Daech, pour être échangés par la suite contre des centaines de moudjahidines et membres de leurs familles que la Turquie détenait.

-Ankara a autorisé les Peshmergas irakiens à traverser son territoire pour se rendre en Syrie donner un coup de pouce aux YPG (la branche syrienne du PKK, l’ennemi juré de la Turquie) et reprendre Ain al-Arab (Kobané) occupé par Daech au nord de la Syrie.

-La Turquie a ouvert ses frontières aux djihadistes d’Al-Qaeda et de Daech sous le prétexte de « renverser le régime syrien de Bachar al-Assad ».

-La Turquie a abattu un avion russe qui bombardait des djihadistes à la frontière syrienne, ce qui a poussé Moscou à s’engager plus activement dans la guerre syrienne et donné le dessus à Assad.

-La Turquie a permis à Al-Qaeda et aux combattants étrangers d’un groupe turkistani d’occuper la ville frontalière de Kessab. La ville a été ensuite reprise, mais Ankara a créé un nouvel équilibre militaire en expulsant de son territoire des milliers de membres d’Al-Qaeda, qui ont ensuite occupé la ville d’Idlib, devenue depuis le centre névralgique d’Al-Qaeda en Syrie (appelé aussi Hay’at Tahrir al-Cham).

-La Turquie a demandé à ses mandataires syriens de se retirer de la ville d’Alep, ce qui a facilité sa libération à un coût moindre pour l’armée syrienne et ses alliés, marquant ainsi un tournant dans la guerre en Syrie.

-La Turquie s’est jointe aux négociations sur les zones de désescalade à Astana (Kazakhstan), après sa réconciliation avec Moscou et le retour à des relations normales entre les deux pays.

-La Turquie a déployé ses forces armées en Syrie pour éviter la création d’un « État » kurde appelé « Rojava » (d’al-Hasaka à Efrin) et empêcher les Kurdes syriens d’avoir accès à la Méditerranée, accès qui aurait pu aussi être utilisé plus tard par les Kurdes irakiens en cas de sanctions contre le Kurdistan irakien.

-La Turquie considérait l’Iran comme un « État qui parraine le terrorisme », tout en maintenant ses relations avec Téhéran. Elle a augmenté ses échanges économiques et collaboré pleinement avec l’Iran à Astana à titre de partenaires et garants en Syrie.

-Ankara n’a pas hésité à soutenir les Kurdes irakiens afin d’en tirer des avantages économiques, et de maintenir la présence de ses forces armées dans le nord de l’Irak. Malgré les nombreuses tentatives de Bagdad visant le retrait des troupes turques, Ankara a refusé de les replier, en prétextant « la demande du Kurdistan » pour assurer le maintien de plusieurs centaines d’officiers et de soldats en Irak.

-La Turquie ne devrait pas imposer la moindre sanction économique contre Erbil, même si Erdogan dit à qui veut l’entendre que « les Kurdes vont mourir de faim ». Il ne fait aucun doute que les responsables turcs continueront de proférer menace après menace contre Barzani, mais un doute subsiste quant à savoir s’ils passeront de la parole aux actes (sanctions économiques et arrêt des achats de pétrole) contre Erbil.

Pour résumer, le président Erdogan a déclaré la guerre contre les Kurdes syriens, mais leur a évité de perdre Kobané; il a déclaré la guerre à Assad, mais l’a aidé à reprendre Alep; il a déclaré la guerre au terrorisme, mais il a permis à Daech et à Al-Qaeda d’obtenir tout le soutien qu’il leur fallait de la Turquie, en plus d’acheter du pétrole de Daech; il a menacé les Kurdes irakiens, mais il continue d’acheter leur pétrole et n’a pas rappelé les centaines de camions qui font la queue à la frontière; il a promis de maintenir Al-Qaeda sous son contrôle à Idlib lors de la dernière réunion d’Astana, mais il a laissé le groupe terroriste prendre d’autres offensives militaires par la suite.

Les Kurdes irakiens sont évidemment bien au fait de l’instabilité d’Ankara et de ses changements de politique continuels, tout en étant certains que toutes les autres mesures prises par les pays limitrophes (Irak et Iran) pourront être facilement surmontées à l’avenir, tant qu’Erdogan proposera des solutions de rechange. Le prix à payer, c’est que les Kurdes irakiens se retrouvent entre les mains et sous la coupe d’Ankara. Mais il semble que Barzani soit content du résultat, tant qu’il a son nouvel État, qui prendra sa place en plein centre de la carte du Moyen-Orient.

L’Iran et l’Irak

Le référendum kurde a poussé l’Irak dans les bras de l’Iran, alors que les relations entre le premier ministre irakien Haidar Abadi et les responsables iraniens étaient à leur plus bas. Aujourd’hui, Abadi (et la plupart des Irakiens) voient en l’Iran le seul partenaire sincère sur qui ils peuvent compter. Ils peuvent aussi se fier à l’armée iranienne et le Corps des gardiens de la révolution islamique en cas d’escalade militaire contre le Kurdistan, en particulier dans les villes irakiennes contestées, à commencer par Kirkouk.

Bagdad est convaincu que Barzani ne franchira pas le pas sans la bénédiction des Américains, qui devrait se faire plus visible dans les prochains mois, selon des responsables irakiens de la capitale. Washington aurait apparemment décidé de favoriser Erbil plutôt que Bagdad dans ses relations, apparemment parce qu’il ne pourra pas pouvoir soutenir les deux en même temps.

Soutenir Erbil est plus attrayant pour les USA et leurs alliés régionaux (en particulier l’Arabie saoudite), dans l’espoir que l’initiative des Kurdes irakiens mettra les Kurdes iraniens en appétit (ainsi que les Kurdes syriens, qui sont déjà engagés sur la même voie). Si cela se produit et que nous assistons à un soulèvement en Iran (les Saoudiens ont déjà promis de soutenir tout soulèvement en Iran), l’économie iranienne et celle de l’Irak seront toutes deux sous une énorme pression.

L’Iran a appuyé Barzani en 2014 et lui a fourni des armes (à un moment où les USA refusaient tout soutien à l’Irak, pendant les six mois qui ont suivi la chute de Mossoul en 2014). Mais aujourd’hui, l’Iran est en état de guerre non déclarée contre Erbil. Il appuie sans réserve les mesures de Bagdad et est pour une éventuelle escalade et des mesures punitives croissantes.

Nul ne peut remonter le temps jusqu’à avant la tenue du référendum kurde. Mais il est encore possible pour Barzani d’éviter de contribuer à un plus grand gâchis dans un Moyen-Orient en effervescence. Il peut bien sûr voir toutes ces questions comme une préoccupation inutile, une tempête dans un verre d’eau. Malheureusement, tout indique que le dirigeant kurde est déterminé à poursuivre dans sa voie, en niant toute intention d’indépendance immédiate, sans pour autant l’exclure.