Par Elijah J. Magnier: @ejmalrai
Traduction : Daniel G. (danx3@hushmail.com)
L’opération militaire initiée par la Turquie au début de la semaine sous le nom de code « Rameau d’olivier » fait l’affaire de plusieurs joueurs dans l’arène syrienne, tout en étant susceptible de les mettre dans l’embarras. Les plus grands perdants demeurent les Kurdes, qui ont failli à se trouver un allié à l’intérieur de la Syrie et sur la scène internationale pour les protéger et défendre leur objectif, malgré le fait (et en partie parce) qu’ils se sont proposés comme bons alliés des USA, d’Israël et de l’Arabie saoudite.
Quelle est la position de Damas par rapport au « Rameau d’olivier »?
Le gouvernement de Damas pourrait être le grand gagnant de l’opération turque « Rameau d’olivier », et ce, pour diverses raisons. Il est clair qu’Ankara tend un « rameau d’olivier » à Damas pour réchauffer un peu leurs relations turbulentes depuis un bon bout de temps. Les prises de contact turco-syriennes ont commencé il y a quelque temps, ponctuées de déclarations publiques de responsables turcs selon lesquelles « le gouvernement syrien ne représente pas une menace pour la Turquie ». Cette attitude positive de la part des Turcs s’est matérialisée, malgré les déclarations sporadiques parfois agressives du président turc Recep Tayyip Erdogan à l’endroit de son homologue syrien Bachar al-Assad. Erdogan se doit d’être critique à l’endroit d’Assad pour plaire à ses alliés au Moyen-Orient et au sein de l’opposition syrienne et d’al-Qaeda, qui combattent toujours sous la bannière d’Ankara sur divers fronts en Syrie.
Le gouvernement syrien a quant à lui demandé aux Kurdes d’Afrin de céder le contrôle de la sécurité et de l’administration financière à des représentants et responsables syriens pour mettre fin à l’attaque turque touchant l’ensemble de la province et les villes avoisinantes sous contrôle kurde.
L’attitude des Kurdes à l’égard des autres Syriens a sonné l’alarme à Damas, car aucun citoyen syrien n’était autorisé à se rendre à Afrin sans permis délivré par les « Unités de protection kurdes ». L’administration kurde lève des impôts, tire des revenus de la vente de pétrole et de récoltes et achète des terres d’Arabes syriens. Les Kurdes sont assis sur une richesse s’élevant à plusieurs milliards de dollars qu’ils sont peu disposés à remettre au gouvernement syrien.
Pendant les négociations avec Damas, les responsables kurdes ont exprimé leur refus de céder le contrôle de la sécurité et de l’administration financière, malgré la volonté du gouvernement central d’envoyer 5 000 soldats et officiers syriens à Afrin et de déployer des unités le long de la frontière avec la Turquie qui, de son côté, avait convenu avec la Russie de mettre fin à sa menace et de respecter un éventuel accord Damas-Afrin. Ne voulant pas perdre leur influence sur la ville, les Kurdes d’Afrin n’acceptaient de faire entrer qu’une petite unité de la police syrienne, jugée suffisante pour convaincre la Turquie de la présence de l’armée syrienne.
Damas a refusé de se prêter au jeu des Kurdes. Sa position était claire : c’est soit rétablir le contrôle de l’État sur l’ensemble du territoire syrien, soit laisser les Kurdes assumer les conséquences de leurs décisions. Le gouvernement central n’a pas trop exprimé son mécontentement à l’égard de l’opération militaire turque, car elle affaiblit la position des États-Unis, qui ressortent aujourd’hui comme le pays qui manque à sa parole envers ses alliés et qui fait passer ses propres intérêts au détriment de ceux de ses amis. La distance que les USA prennent par rapport aux événements à Afrin en est la meilleure preuve.
Les USA se sont servi des Kurdes en Syrie pour combattre Daech et consolider la position de Washington et son occupation d’une partie de la Syrie. Les Kurdes ont accepté de lutter contre Daech en échange du soutien des USA à la création d’un État kurde
Damas reste aussi sur la touche, à observer la puissance militaire de la Turquie être mise à l’épreuve par les unités de protection kurdes. Ankara a fait preuve de faiblesse lors des combats contre Daech à Dabiq et ailleurs au nord de la Syrie. Les alliés de la Turquie aussi ont montré leur faiblesse en occupant de vastes zones qu’ils n’ont pu tenir bien longtemps, notamment lorsqu’ils étaient confrontés à des opposants militaires résolus. Par conséquent, si la bataille se prolonge, elle va assurément affaiblir la puissance militaire des Kurdes, de la Turquie et de ses alliés.
L’armée syrienne a aujourd’hui le loisir d’observer les forces de la Turquie (ses alliés de l’opération « Bouclier de l’Euphrate ») en action, en sachant qu’elles seront moins présentes à proximité de la ville et de la région rurale d’Idlib. Ce qui ramène à l’esprit la bataille d’Alep, lorsque la Turquie a ordonné à ses alliés d’aller combattre Daech, forçant ainsi le retrait de milliers de combattants d’Alep qui a contribué à libérer la ville plus rapidement et avec moins de pertes.
Damas espère qu’Ankara tiendra ses promesses (qu’il « n’abandonnera pas ses opérations contre Afrin ») pour qu’il puisse observer la bataille de loin. Mais le gouvernement central souhaite en même temps que les Kurdes d’Afrin vont lui confier les rênes de la ville une fois que les Kurdes et les Turcs auront épuisé toutes les possibilités de succès possible (à défendre Afrin du côté des Kurdes, à prendre la ville du côté turc).
Quelle est la position des États-Unis par rapport au « Rameau d’olivier »?
Les USA se retrouvent dans une position où ils soutiennent verbalement les Kurdes de Syrie, en demandant à chacun de « faire preuve de retenue » et d’éviter les « pertes civiles ». Cependant, Washington pousse ses alliés européens à demander l’intervention du Conseil de sécurité pour mettre fin au conflit à Afrin, une demande qui n’a été formulée par aucun pays européen en six ans de guerre en Syrie.
Les USA observent toutefois avec intérêt comment s’en tire l’armée turque, en espérant qu’Erdogan va se heurter à un mur kurde à Afrin et qu’il en sortira humilié. En fait, les USA ont livré des armes antichars que les Kurdes ont déjà utilisées de manière efficace contre l’armée turque (bon nombre de chars ont été endommagés pendant l’attaque sur Afrin).
Du point de vue des USA, l’intervention turque à Afrin est une aventure irréaliste. Ankara a le pouvoir de décider quand commencera la bataille, mais pas quand elle prendra fin. Le secrétaire à la Défense des USA, Rex Tillerson, a proposé à son homologue turc la création d’une « zone de sécurité » de 30 km en territoire syrien, avec l’intention de la diviser entre Turcs et Kurdes, sous la protection et la gouvernance des USA de toute évidence. Cette proposition vise à éviter la bataille dans la mesure du possible et à garantir une « cote » à toutes les parties (USA, Turquie et Kurdes). Les USA n’arrivent pas à comprendre qu’Ankara ne veut rien savoir d’un « État » kurde bien nanti et armé à sa frontière, peu importe la générosité de leur offre. Dans les faits, les USA offrent un territoire qui non seulement ne leur appartient pas, mais qui est en réalité occupé par les forces armées américaines au nord-est de la Syrie.
Les USA aussi sont des perdants dans cette bataille, peu importe les résultats, parce que la Turquie poursuivra ses opérations jusqu’à la défaite des Kurdes, que ce soit par des moyens militaires ou par la restitution d’Afrin sous le contrôle du gouvernement central.
Ankara a annoncé la mort de ses huit premiers soldats tués dans le cadre de l’opération « Rameau d’olivier », un rameau taché de sang turc. La Turquie a lancé son attaque à partir de quatre axes, en occupant certaines positions et en se retirant ailleurs. Elle compte occuper une ville comptant environ un million d’habitants et une zone d’une superficie d’environ 3 800 km2. Ce n’est pas une tâche facile.
Ce « rameau d’olivier » pèsera lourd sur la Turquie. Plus la bataille se prolongera, plus les parties kurdes et turques perdront de l’équipement, des combattants et de l’argent servant à financer la campagne militaire. Leur réputation respective est aussi en jeu. Si la Turquie perd la bataille, son influence s’amenuisera, non seulement en Syrie, mais dans l’ensemble du Moyen-Orient. Sa réputation comme membre de l’OTAN en sera aussi affectée. L’armée turque et ses alliés sont dans une position offensive, qui nécessite l’emploi de plus d’hommes et d’efforts en territoire kurde inconnu et hostile, contrairement aux Kurdes qui contrôlent et connaissent le terrain, et qui ont besoin de moins d’effectifs pour le défendre.
Mais les Kurdes demeurent les grands perdants de cette équation et de cette guerre, à moins qu’ils ne décident de combattre et d’en sortir victorieux. Tisser des alliances avec les USA s’est avéré un mauvais choix, même s’ils avaient fait de bons choix au cours des années de guerre précédentes. Tout a mal tourné quand Washington et ses forces armées sont arrivés à Hassaké et Kobani et qu’ils ont persuadé les Kurdes de diviser la Syrie.
Aujourd’hui, les « Forces démocratiques syriennes » (FDS) accusent les Russes de « traîtrise ». Ce groupe a été créé et entraîné par les forces spéciales des USA. Les FDS s’attendent à un soutien des Russes tout en tentant de saper les efforts de Moscou visant à empêcher la partition du pays.
Damas attend les Kurdes au bout de la route pour les relever de leur chute, car c’est la seule solution qu’il leur reste pour les sauver et mettre fin à l’invasion turque.
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