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Baghdad de Elijah J. Magnier : @ejmalrai
Il y a trois ans, en 2014, le groupe ”Etat Islamique” (ISIS) a violé la frontière désertique entre l’Irak et la Syrie : ses bulldozers ont traversé la frontière, allant des confins de l’Irak à Sinjar à la province d’al-Hasaka, à l’aide de Humvees fabriqués aux Etats-Unis (EU) et capturés lors de la prise de Mossoul. Il y a une semaine à peine, des centaines de Forces Opérationnelles américaines ont traversé la frontière d’Irak en Syrie avec leurs Humvees en convoi militaire, en suivant le même chemin qu’ISIS, violant ainsi le partage de l’Empire Ottoman décidé par les Français et les Anglais lors des accords secrets entre deux diplomates, Sir Mark Sykes et François Georges-Picot, au cours de la Première Guerre Mondiale. Le Président américain Donald John Trump n’a pas simplement demandé à ses troupes de traverser la frontière (sans demander l’accord des gouvernements centraux de Bagdad et Damas) : il a réalisé ce que le dirigeant d’ISIS Ibrahim Aw’wad Ibrahim Ali al-Badri al Samarrae’e, aka Abu Du’aa, aka Abu Bakr al-Baghdadi avait prophétisé en disant : “Cette avance bénie (des militants du Califat de l’Irak vers la Syrie) ne s’arrêtera pas avant que nous ayons planté le dernier clou dans le cercueil de la conspiration de Sykes-Picot ”.
En Octobre 2014, la Turquie a permis aux Peshmerga Kurdes d’Irak de traverser Suruc, une région turque, pour se joindre aux Kurdes de Syrie à Kobané (Ain al-Arab) et chasser ISIS qui occupait la plus grande partie de la ville. Cette fois, les forces américaines n’avaient pas besoin de demander la permission, après la défaite d’ISIS à Mossoul et Sinjar. Le convoi américain est passé d’Irak à al-Hasaka, en Syrie, où les EU ont gardé plusieurs aéroports et une base militaire dans le nord-est de Bilad al-Sham sous prétexte de “combattre le terrorisme”.
Comment le plan américain a-t-il réussi jusqu’à présent en Irak et partiellement en Syrie ?
Avant la bataille de Mossoul mi-2016, les militaires irakiens et la direction des Unités d’Hashd al-Sha’bi (Unités de Mobilisation Populaire qui font officiellement partie des forces de sécurité) ont suggéré au chef des forces armées, le Premier Ministre Haidar al-Abadi, de libérer dans un premier temps Babil, Wasit, Karbalaa, et Diyala, puis le cercle de Bagdad et Salahoddine dans un deuxième temps. La troisième étape serait alors de libérer al-Anbar totalement avant Kirkuk et Nineveh. Ces deux provinces septentrionales devaient être les dernière à être libérées d’ISIS.
Selon certains décideurs de Bagdad, le commandement militaire américain a rejeté l’idée de libérer totalement al-Anbar et refusé tout soutien aérien et de renseignement si Nineveh (Mossoul et al) n’était pas libérée avant Anbar. Un compromis a été obtenu, visant à libérer d’abord Fallujah et Ramadi dans al-Anbar mais de laisser le triangle al-Rutba, Ramadi, al-Qaem pour la fin, du moment que Hashd al-Sha’bi et les forces de sécurité irakiennes n’avaient pas le droit de s’aventurer le long de la frontière Syrie-Irak. Le commandement militaire a compris que l’objectif américain était de se préserver une grande mobilité sur le frontière, de pousser ISIS vers la Syrie en attaquant d’abord Mossoul depuis l’est (la rive gauche) et de réduire la pression sur les Kurdes irakiens en empêchant ISIS de fuir vers le nord et en les poussant vers l’ouest de l’Irak et l’est de la Syrie. Les Américains sont persuadés que la bataille de Nineveh durera des années pour défaire définitivement ISIS.
Si Bagdad avait décidé d’attaquer al-Anbar d’abord, ISIS aurait été délogé de la frontière syrienne et aurait connu une course facile vers le Kurdistan. Ceci aurait aidé l’armée du Président Bashar al-Assad en empêchant plus de militants d’ISIS d’entrer en Syrie et aurait pourri le plan américain visant à prendre al-Tanaf, Sinjar aurait été sous contrôle de l’armée irakienne, et non des Kurdes, et la frontière syrienne sous le contrôle d’Hashd al-Sha’bi, empêchant tout mouvement des troupes américaines entre les deux pays. Ceci aurait permis à l’armée irakienne d’avancer vers Kirkuk, et les troupes de Bagdad auraient eu accès à Erbil et auraient pu aider les Kurdes irakiens à combattre ISIS aux abords de la ville.
Les Américains ont rejeté ce plan de façon catégorique et le Premier Ministre Abadi a dû s’incliner devant la fermeté des Américains en créant une sorte de compromis. Il a choisi de bénéficier de l’aide militaire américaine limitée mais utile à l’Irak dans sa lutte contre le terrorisme. En fait, Abadi ne fait pas confiance aux intentions de Téhéran en ce qui le concerne, car pense que certains groupes au sein d’Hashd al-Sha’bi sont totalement fidèles à l’Iran au lieu de lui être loyaux. Certains pensent qu’Abadi est pro-Américain tandis que beaucoup de groupes dans Hashd ont combattu les forces américaines durant leur occupation de l’Irak et jusqu’à aujourd’hui. Après avoir accumulé une expérience considérable en combattant ISIS pendant trois ans, ils sont prêts à combattre les forces américaines en Irak et leurs plans pour diviser le pays. Hashd est prêt aussi à combattre les Kurdes s’ils décident d’implémenter le résultat attendu du référendum qui va clairement promouvoir l’indépendance du Kurdistan irakien.
Le Premier Ministre Abadi a vu plus loin : l’Irak a la priorité, même si cela conduit à la séparation du Kurdistan. Le gouvernement de Bagdad, comme je l’ai appris de beaucoup de décideurs dans la capitale irakienne, n’utilisera pas la force militaire contre Erbil, quelle que soit sa décision concernant l’indépendance. Après tout, le Kurdistan jouit d’une autonomie depuis des décennies et sa possible indépendance (car le Dirigeant Kurde Masoud Barzani affirme qu’il va faire un référendum le 25 Septembre à ce sujet) libérera à l’avenir le gouvernement de Bagdad de ses obligations financières envers les Kurdes.
Mais la traversée par les forces américaines à al-Hasaka est un acte illégal. Elle peut cependant devenir légale le jour où le Kurdistan irakien déclare son indépendance suivie par une indépendance des Kurdes syriens à al-Hasaka. Quand les officiels américains reconnaitront ces deux “Etats” (comme cela s’est déjà produit pour le Slovénie, la Croatie et la Bosnie dans les années 90), la présence militaire américaine en Syrie deviendra “officielle”. A vrai dire, la localisation géographique du Kurdistan irakien a du sens dès lors qu’il est uni, dans une même nation, au Kurdistan syrien, même s’il n’y a finalement pas d’union sous une même direction, en raison de différences d’idéologie et d’objectifs entre les deux pays.
Quand Thomas Friedman a écrit que les EU ne devraient pas combattre ISIS puisque leur but est de défaire le régime de Bachar al-Assad en Syrie – et ses alliés russe, Iranien et du Hezbollah – et de battre le régime pro-Iranien chiite en Irak, remplaçant tous deux par un « califat », il partageait une heure de vérité : ISIS sert les intérêts des EU d’Amérique. Friedman est en harmonie avec ce que le vice-Président américain Joe Biden a écrit “l’idée est de maintenir un Irak uni en le décentralisant, donnant à chaque groupe ethno-religieux – Kurdes, Arabes sunnites et Arabes chiites – la place nécessaire pour mener ses propres affaires, un plan établi par les militaires américains pour se retirer et se redéployer, un pacte régional de non-agression ”.
En fait, la Premier Ministre Abadi (selon des sources dignes de confiance à Bagdad) croit qu’il aura l’opportunité d’établir un équilibre dans cette situation déjà chaotique entre Bagdad et Téhéran en chassant les forces américaines si Washington décide de partager l’Irak. Une alternative possible est qu’Abadi justifie et soutienne les bases militaires américaines en Mésopotamie à condition que Trump rejette l’idée de partager l’Irak.
Mais l’Iran ne va peut-être pas réagir tout de suite contre les plans américains pour diviser l’Irak et la Syrie : la priorité est de défaire ISIS et les alliés des EU à al-Badiya (la steppe syrienne semi-désertique) et d’empêcher les Kurdes d’atteindre Deir al-Zour, al Mayadeen et le sud de Tabqa. Les EU essaient d’établir avec la Russie un plus grand nombre de zones sans conflit dans le nord-est, comme au sud, mais ceux-ci peuvent n’être que temporaires. L’“axe de la résistance” n’acceptera jamais la présence de troupes américaines à la fois en Syrie et en Irak, et il encouragera les tribus syriennes du nord à s’engager contre les alliés des EU au nord et au sud-est de la Syrie.
En Iraq, beaucoup de voix s’élèvent contre la présence américaine dans le pays, surtout après la défaite d’ISIS à Mossoul. Beaucoup de dirigeants irakiens demandent au Premier Ministre de tendre vers un retrait total et immédiat des forces américaines de Mésopotamie, d’autant plus qu’ISIS est parvenu à proliférer dans un environnement sectaire (encouragé par les EU), lequel n’existait pas avant 2003. La bataille de Mossoul est finie mais la guerre pour éliminer ISIS doit se prolonger encore pendant une année dans la province d’al-Anbar, en particulier autour d’al-Qaem où ISIS est bien installé depuis 2003. Pour gagner cette bataille, l’Irak a besoin des PMU (Hashd) et que le véto américain sur ces forces soit levé.
Le recrutement d’ISIS est en chute libre : la “capitale du Califat” (Mossoul) et son principal fief en Syrie (Raqqa) ne sont plus en mesure d’accueillir de nouveaux Moudjahidin et leur “pays de rêve”. L’âge d’or islamique n’est plus une réalité pour ce groupe et ses sympathisants dans le monde. Par conséquent, il est quasiment inévitable qu’ISIS finira comme groupe (comme al-Qaïda) sans lieu où aller (mais avec bien des grottes pour se cacher).
Les plans américains en Syrie et en Irak ont un autre ennemi : la Turquie. Washington a empêché Ankara de participer à la bataille de Raqqa et est sur le point d’établir deux “Etats” kurdes à sa porte, invitant les Kurdes de Turquie à suivre la même voie.
Il reste une question : comment un nouvel “Etat Kurde” pourrait-il survivre entre quatre pays qui l’entourent (Irak, Syrie, Turquie et Iran), et qui sont décidés à faire tout leur possible pour neutraliser un futur Etat Kurde en Mésopotamie et/ou Bilad al-Sham ? Les Kurdes croient-ils vraiment pouvoir faire confiance aux deux bases militaires américaines et à la base anglaise au Kurdistan Irakien avec les subsides saoudiens, ainsi qu’aux six bases américaines du nord de la Syrie pour imposer leur(s) “Etat(s)” ?
Il n’est peut-être pas impossible de changer la carte du Moyen-Orient, mais en pérenniser le changement est une autre affaire. Les EU sont en train de se faire de plus en plus d’ennemis en Irak et en Syrie, et ses nouveaux amis en Irak et en Syrie sont moins que ses ennemis en mesure de réaliser ces plans ambitieux avec une administration américaine dont le Président tient avant tout à garder la direction en raison des attaques internes qu’il subit en permanence. Une chose est certaine, l’instabilité ne cessera pas avec la défaite d’ISIS : ce sera le début d’un autre type d’instabilité, provoquée à la fois par des Etats (EU, Russie, Syrie, Irak, Iran et Turquie) et par des groupes non-gouvernementaux (ISIS et al-Qaïda).
Lire aussi:
Les Kurdes d’Irak et de Syrie : cheval de Troie pour diviser le Moyen-Orient: https://ejmagnier.com/2017/07/09/les-kurdes-dirak-et-de-syrie-cheval-de-troie-pour-diviser-le-moyen-orient/
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