Défaite d’al-Qaeda dans le Bilad al-Cham et Le Hezbollah est la seule organisation cohérente et forte qui reste au Moyen-Orient

Abou Mohammed al-Joulani : un tueur à gages qui se retourne contre al-Qaeda en Syrie

Publié ici:  via

2 Décembre 2017

Par Elijah J. Magnier: @ejmalrai

Traduction : Daniel G.

« Joulani a refait le coup… Il change encore son fusil d’épaule… Il est devenu un tueur à gages. » C’est ainsi que s’expriment les militants d’al-Qaeda en Syrie pour décrire leur ancien émir, qui avait prêté serment auprès du chef d’al-Qaeda central, Ayman al-Zawaheri, il y a quelques années. Aujourd’hui, Abou Mohammed al-Joulani, le dirigeant du « front al-Nosra » (ancienne composante du groupe armé « État islamique » qui s’est tournée vers al-Qaeda), alias « Hayat Tahrir al-Cham », procède à l’arrestation de commandants djihadistes et de membres de la « vieille garde » qui se sont joints au djihad en Syrie il y a quelques années.

Les nombreuses arrestations de djihadistes ont forcé Zawaheri à sortir de l’ombre pour faire une déclaration, accusant Joulani d’abandonner la voie du djihad et de trahir son serment d’allégeance (Bay’a) qui avait amené l’émir d’al-Qaeda central à sauver Joulani de la vengeance d’Abou bakr al-Baghdadi (le dirigeant de Daech).

Le simple fait d’avoir fait cette déclaration condamnant les activités de Joulani confirme que Zawaheri est en contact étroit avec ses militants sur le terrain et qu’il est bien au courant des derniers événements. Ce qui fait mentir l’affirmation selon laquelle aucune correspondance ne parvient à Zawaheri avant trois mois et qu’il est prétendument coupé des derniers développements.

Joulani a arrêté des commandants de haut rang d’al-Qaeda, comme le Jordanien Sami al-Aridi (ancienne autorité religieuse suprême du front al-Nosra), Abou Julayleb al-Urduni (qui a combattu aux côtés d’Abou Moussab al-Zarqaoui en Irak), Khelad al-Urduni, Abou al-Islam al-Diri, Abou Abdel Karim al-Khorasani, Abou Abdel Karim al-Masri et Abou Musab al-Libi (pour n’en nommer que quelques-uns). Des hommes de Joulani ont aussi tenté d’arrêter Abou al-Qassam al-Urduni (ancien bras droit de Zarkaoui), mais il a réussi à s’enfuir.

Al-Qaeda et les moudjahidines en Syrie ont rejeté les actions de Joulani. En effet, les « forces spéciales » d’al-Qaeda dans le secteur ouest, l’émir de la Badia dans le secteur nord, le Yéménite Bilal al-San’aei, et d’autres commandants de la direction militaire, administrative et religieuse du groupe de Joulani ont dénoncé ces arrestations récentes. De plus, le commandant des services de sécurité et du renseignement de Daraa (sud de la Syrie), le vice-commandant d’al-Mukhtar, le chef des camps d’entraînement et des casernes, tous ont publié des communiqués condamnant Joulani et exigeant la libération immédiate des prisonniers.

La plupart des combattants étrangers (mouhajirines) ont protesté contre l’initiative de leur dirigeant, qu’ils ont qualifiée de tentative logique mais malvenue de prendre ses distances d’al-Qaeda, au moment même où les djihadistes, tout comme les militants de Daech, n’ont plus le droit d’exister en Syrie. Il est temps de mettre fin à la guerre et d’entamer des négociations politiques.

Joulani a tenté d’absorber les vives réactions de ses propres commandants en libérant Abou al-Saad al-Jazrawi (Saoudien), cheikh Abdel Karim al-Masri (Égyptien) et Abou Moawiya al-Ansari. N’empêche que les djihadistes ont une idée très claire de ce qui se passe : leur chef abandonne al-Qaeda et met fin à son influence.

Plusieurs commandants, comme Issam al-Tunisi (Tunisien), ont cherché la réconciliation sans trop de succès, et essaient d’éteindre le feu dans la demeure des djihadistes en Syrie. Dans son dernier communiqué, Issam al-Tunisi a demandé que tous les prisonniers soient libérés et que des médiateurs soient autorisés à trouver un moyen de sortir de cette situation.

Le principe de la bay’a est considéré par les djihadistes comme un « engagement devant Dieu » à la fois religieux et honorable qui ne devrait jamais être rompu. La bay’a est citée à maintes reprises dans le livre sacré de l’Islam (al-Imran 76 et 77, al-Maida 1, al-Baqara 40 et 177, al-Tawba 111, al-Raad 20 et 25, al-Fath 10).

Que Joulani ait rompu sa bay’a n’a toutefois pas de quoi se surprendre. Il avait prêté serment d’allégeance à Daech en Irak lorsqu’il a été envoyé en Syrie en 2011, qu’il a ensuite rompu en déclarant sa bay’a en faveur d’un nouvel émir, Ayman al-Zawaheri. L’émir qui lui succède (qui n’est sûrement pas le dernier) semble être Recep Tayyip Erdogan, le président turc, le « nouveau dirigeant du nord de la Syrie ».

Ce qui pousse Joulani à se mettre derrière la Turquie n’est rien d’autre que la mise en œuvre de l’accord de désescalade entre le Kremlin et Ankara, en vertu duquel la Turquie est chargée de reprendre le contrôle d’Idlib avant qu’elle ne soit prise d’assaut par l’armée syrienne et ses alliés, et de l’annexer à la zone d’influence turque en Syrie.

Joulani, qui est davantage un tueur à gages et un survivant qu’un sujet loyal, a calculé ses risques et décidé de changer de chapeau, en enlevant celui d’al-Qaeda pour s’en éloigner et devenir un « modéré »! Sauf que Joulani se fait de nombreux ennemis autour de lui, et dans un secteur restreint et confiné en plus (Idlib). Sa présence (ou son absence) physique sur l’échiquier syrien fera peu de différence et sa survie est loin d’être assurée.

La trahison de Joulani à l’endroit de Baghdadi était une bénédiction pour l’ensemble du Moyen-Orient. S’il avait accepté d’unir ses forces à celles de Daech, les djihadistes auraient occupé l’ensemble du territoire syrien, le Liban, la Jordanie et l’Iran, et seraient même parvenus aux portes de l’Europe.

Mais il a préféré combattre pour rester le leader incontesté d’un groupe plutôt qu’un simple lieutenant de Daech, en laissant derrière des milliers de morts et en causant la dispersion totale du pouvoir considérable que détenaient les djihadistes. Il s’en est donc pris aux groupes modérés syriens et à ceux entraînés et financés par les USA, pour finir par combattre et diviser le groupe le plus puissant dans le nord : Ahrar al-Cham.

À la suite de cette dernière confrontation avec Ahrar al-Cham, Joulani a réussi a diviser Ahrar en deux groupes. Le premier (tout comme les combattants étrangers) a adopté l’idéologie salafo-takfirie et a rejoint Joulani lorsqu’il était l’émir du groupe d’al-Qaeda. Le second groupe a adopté une idéologie plus pragmatique (quelque part entre celle des salafistes et des Frères musulmans), en déclarant sa loyauté à la Turquie. Avant cette division, Ahrar comptait plus de 20 000 combattants. Aujourd’hui, ils ne sont plus que quelques milliers à contrôler des territoires limités : Sahel al-Ghab, jabal al-zawiya, Ariha, la région rurale de Lattaquié et la région rurale au sud d’Alep.

Joulani a passé son rouleau compresseur sur tous les groupes syriens pour pouvoir s’asseoir sur le trône de la « révolution », même s’il est loin d’être un révolutionnaire personnellement. En réalité, il fait un travail remarquable en étant en grande partie responsable du démantèlement du gros des cohortes djihadistes dans le Bilad al-Cham (le Levant).

Un peu d’histoire

Joulani est arrivé en Syrie avec des commandants et plusieurs érudits du groupe armé « État islamique en Irak » (EII), afin d’assurer la diffusion de l’enseignement islamique et de manipuler la population syrienne pour qu’elle prenne les armes et réclame un émirat ou État islamique. Joulani dirigeait le front al-Nosra, une branche d’EII (devenu depuis Daech), mais était surveillé étroitement par Abou Mohammad al-Adnani, le porte-parole de Daech aujourd’hui décédé, qui avait perçu l’ambition de Joulani et sa propension à agir seul.

Lorsque Baghdadi a voulu punir son lieutenant Abou Mohammed al-Joulani, il s’est réfugié sous le jupon d’Ayman al-Zawaheri et a prêté serment d’allégeance à son nouveau leader, l’émir d’AQ central.

C’est alors que l’émir d’AQ central a commis une grave erreur en protégeant Joulani et en créant une division entre Daech et al-Qaeda. C’est que Zawaheri voyait une occasion de relancer AQ qui avait été durement frappé par l’assassinat d’Oussama Ben Laden. Le contrôle du Bilad al-Cham est aussi le rêve de tous les djihadistes qui souhaitent redonner vie à l’ancien califat islamique.

Joulani constituait en effet la plus grande menace pour le gouvernement syrien. En 2013, son groupe parvenait à atteindre Sahat al-Abbasiyyeen au cœur de Damas, ce qui a entraîné une intervention directe du Hezbollah libanais qui a alors envoyé un grand nombre de combattants.

Zawaheri et Daech n’ont jamais mis fin à leur querelle et la division entre les deux groupes n’était pas une mince affaire : ils se sont entretués dans la bataille livrée dans le monde musulman qui allait bien au-delà des frontières de la Syrie. Zawaheri avait des espoirs en la personne de son nouveau protégé Joulani et a appelé tous les moudjahidines à aller en Syrie combattre sous son commandement. La possibilité de concrétiser le rêve de créer un émirat islamique semblait se poindre.

Mais aujourd’hui, Joulani a rompu sa seconde Bay’a et a jeté des dirigeants et des personnalités marquantes d’al-Qaeda en prison. Même ceux qui ont été libérés des prisons iraniennes en échange de Cheikh al-‘Ani (l’échange du diplomate iranien a été organisé par al-Qaeda dans la péninsule arabique) se sont retrouvés dans les geôles de Joulani à Idlib. Pour les discréditer, les partisans de Joulani les accusent faussement d’être des « cheiks de l’Iran ».

Sayyid Qutb s’est fait demander une fois : « Pourquoi l’injustice l’emporte-t-elle sur la justice? » Il a répondu ceci : « Pour que les gens entendent le bruit de tonnerre de l’injustice quand elle s’écroulera ».

Le front al-Nosra, alias Hayat Tahrir al-Cham, a fait régner l’injustice parmi les Syriens au nom d’al-Qaeda. Il a commis des assassinats, confisqué des propriétés et fait des arrestations arbitraires. Les Syriens se sont retournés contre al-Qaeda, qui a excommunié des musulmans pour avoir levé un drapeau qui n’était pas celui du group djihadiste.

Comme en Égypte et en Afghanistan, l’expérience d’al-Qaeda en Syrie a échoué et le groupe a perdu le soutien de la population. Ce soutien est un élément essentiel à la survie de tout acteur non étatique. C’est exactement l’avertissement qu’avait lancé le chef du Hezbollah libanais Sayyed Hassan Nasrallah aux djihadistes au début de l’insurrection armée en Syrie, quand il a dit que « le monde permet de vous rassembler en Syrie pour vous détruire et détruire le djihad au bénéfice des USA et d’Israël ». Nasrallah avait demandé aux djihadistes de retourner dans leur théâtre de djihad, en suivant les traces d’Oussama Ben Laden.

Il ne fait aucun doute qu’al-Qaeda en Syrie est à l’agonie et qu’il ne se relèvera pas dans un avenir prévisible. Il a atteint son zénith entre 2013 et 2015. En réagissant de la même façon que contre Daech, les populations du Levant et de la Mésopotamie n’autoriseront pas le retour de ces éléments. Les takfiris ont perdu la guerre (pas seulement la bataille). Le danger direct qu’ils représentaient en Syrie, en Irak et en Jordanie n’est plus le même.

Le seul groupe qui demeure compact, uni et plus fort que jamais après six années de guerre continuelle, c’est le Hezbollah. Le groupe a reçu plus de soutien que jamais en Irak, en Syrie et en Palestine. Il a acquis plus d’expérience dans l’art de la guerre, a obtenu d’autres bases militaires et s’est gagné l’appui d’une bonne partie de la population syrienne. Le groupe est en effet beaucoup plus stable et mieux organisé que bien des États avec lesquels il est engagé ou exerce une influence en raison de sa proximité. En font partie les pays du Golfe (où le Hezbollah a perdu ses appuis) et les autres qui étaient du côté des USA et d’Israël en 2006. Du point de vue du Hezbollah, ce ne sont pas de grosses pertes.