
Par Elijah J. Magnier: @ejmalrai
Traduction : Daniel G.
Bien que l’attaque des Turcs contre les Kurdes syriens au nord-est de la Syrie se limite à une zone tampon frontalière faisant au plus 32 km de largeur, elle permettra d’atteindre divers objectifs si le président turc Recep Tayyip Erdogan respecte sa parole auprès de la Russie et des USA, qui ont laissé ses forces envahir la Syrie.
Les USA ont été clairs : la Turquie n’a pas franchi la ligne rouge, ce qui laisse entendre un consentement préalable des USA à une incursion d’Ankara dans le nord-est syrien. La Russie a également appelé au respect de l’intégrité du territoire syrien, sans toutefois dénoncer ou condamner le président Erdogan, qui est son allié stratégique. Il se pourrait aussi que la Turquie réduise ses objectifs initiaux, tout dépendra jusqu’à quand le président Donald Trump résistera au barrage de critiques contre lui aux USA et dans la communauté internationale pour avoir laissé tomber les Kurdes syriens. Après tout, bien des pays tirent avantage de cette mesure et les USA semblent lentement mais sûrement se diriger vers une réduction de leur présence en Syrie. L’Iran a cessé d’être la raison-d’être de l’occupation du nord-est syrien et d’al-Tanf par les forces US depuis que le poste frontalier d’al-Qaem entre l’Irak et la Syrie a repris du service. C’est la confusion au sein de l’administration américaine qui empêche un retrait immédiat, confusion qui devrait probablement se dissiper dans les mois et les années à venir.
Les forces turques soutenues par des djihadistes et d’autres rebelles sous la bannière de « l’Armée nationale syrienne » ont attaqué l’enclave autonome de facto appelée « Rojava » que les Kurdes séparatistes occupent dans le nord-est syrien. La majeure partie de la zone attaquée est habitée par des tribus arabes qui accueilleraient favorablement la présence turque. C’est un facteur important, car la société arabe sunnite ne présente aucune menace pour les Turcs et leurs mandataires à plus long terme. Un exode des Kurdes et des chrétiens vers des villes et des villages plus sûrs qui n’entrent pas dans les plans des Turcs est inévitable. Ces populations ne se soumettront pas au nouvel occupant. Le nord-est syrien est tellement vaste (presque 43 000 km2) qu’il pourrait contenir à la fois le Qatar, le Koweït, Bahreïn et le Liban.
Si on laisse Erdogan parvenir à son objectif de prendre le contrôle d’une zone limitrophe de 30 à 32 km de largeur, il devrait disposer de suffisamment d’espace pour y reloger les réfugiés syriens. Ceux-ci comptent deux groupes : ceux du premier groupe vivent en Turquie (ils sont environ 3.6 millions), tandis que ceux du second groupe (environ deux millions) vivent à Idlib et pourraient être forcés de fuir la bataille lorsque la Turquie abandonnera les djihadistes qui occupent la ville et laissera la Russie et la Syrie libérer la ville. Les Kurdes perdront du terrain et des villes, mais l’espace qui restera sera suffisant pour assurer la coexistence des deux parties adverses jusqu’au retrait des forces US.
Le gouvernement syrien est en meilleure posture dans ses négociations avec les Kurdes, qui sont les plus grands perdants. Les responsables à Damas sont conscients du fait que les Kurdes devront subir les attaques turques et assister à un retrait graduel possible des USA dans l’année qui vient. Les Kurdes syriens s’exposeront alors à de lourdes représailles pour avoir refusé d’en arriver à une entente acceptable en période de prospérité. Les Kurdes devront maintenant négocier avec un couteau sous la gorge et soit accepter la gouvernance de Damas, soit affronter leur destin en s’exposant aux tirs et à une invasion de la Turquie. Leur seul espoir de survie comme entité autonome est de traverser en Irak et vivre sous la coupe du clan Barzani.
La Turquie compte bien reprendre le processus d’Astana en ayant pris le contrôle d’une zone étendue. Elle sera alors en position de remplir ses promesses et contenir les djihadistes à Idlib, ou les laisser essuyer les tirs de l’armée syrienne et des forces aériennes russes. Le 29 novembre, le comité constitutionnel tiendra une conférence pour discuter des réformes proposées et acceptées par le gouvernement syrien. C’est l’occasion que recherche Ankara pour remettre sur ses rails la solution politique à la guerre en Syrie. C’est ce que souhaiteraient aussi les USA, qui seront prêts à quitter les lieux une fois cette restructuration constitutionnelle importante acceptée et mise en œuvre.
Il ne faut pas se surprendre d’entendre les pays arabes (sauf le Qatar) condamner l’invasion turque de la Syrie et appeler à une réunion de la Ligue arabe à ce sujet. Quand la Turquie a envahi l’enclave kurde d’Afrin, les pays du Moyen-Orient n’y trouvaient rien à redire. Mais aujourd’hui, la querelle entre l’Arabie saoudite et le Qatar a suscité la mobilisation de Riyad contre la Turquie, l’alliée du Qatar au Moyen-Orient. Pourrait-on y voir un nouveau rapprochement entre les pays du Golfe et Damas? Sans aucun doute. Il ne faut toutefois pas s’attendre à des relations complètes avec la Syrie tant que l’assentiment des USA ne sera pas obtenu, dont l’administration a forcé les Arabes à mettre un frein à leur volonté de retourner vite en Syrie pour y ouvrir leurs ambassades.
La Turquie n’est pas en mesure d’offrir de sérieuses garanties à la Russie et aux USA quant à son retrait de la Syrie une fois ses objectifs accomplis et après la réforme de la constitution. Elle n’a rien fait à Idlib depuis plus d’un an, au grand dam de la Russie et de l’Iran avec qui elle était parvenue à un accord, en plus de maintenir une présence djihadiste dans le secteur sous son contrôle dans la ville syrienne.
Mais dans le nord-est syrien, la situation pourrait être complètement différente. Les Kurdes syriens et les tribus arabes ne sont pas « anti-Damas » depuis le début de la guerre imposée au pays en 2011. De plus, l’armée syrienne et ses alliés ont maintenu jusqu’à maintenant une forte présence militaire à Qamishli, y compris son aéroport. Par conséquent, la relation de l’État avec les habitants de la région n’a jamais été rompue. Il sera donc possible pour Damas et ses alliés de fournir aux Kurdes les armes dont ils ont cruellement besoin et leur proposer des plans en vue d’une insurrection contre les forces turques et leurs mandataires si jamais Ankara décidait de remplacer les forces US qui occupent l’enclave.
La guerre syrienne s’estompe. Les pays arabes en ont assez de soutenir les groupes d’insurgés syriens et voudraient bien renouer de bonnes relations avec le gouvernement syrien. Des contacts directs, loin des médias, n’ont jamais cessé, mais les USA font toujours pression sur les Arabes afin qu’ils gardent leurs distances avec le président Assad pour le moment. Le gouvernement de Damas contrôle la moitié du pays où vivent plus de 70 % des Syriens. La frontière entre la Syrie et l’Irak est de nouveau ouverte, tout comme celle avec la Jordanie, même si les USA exercent un contrôle pour limiter l’échange de biens. Daech ne tient plus aucune ville et n’a plus de parrain qui pourrait le faire renaître de ses cendres. Il subsistera comme groupe de bandits ou hors-la-loi errant dans le désert syrien et irakien, en essayant de retrouver une partie de sa gloire passée en lançant des attaques spectaculaires, mais sans avoir de stratégie ou obtenir des résultats substantiels pour le groupe. Les Kurdes ont été frappés durement, mais ils ne semblent jamais tirer leur leçon. Ils contrôlent encore d’importantes ressources énergétiques que le gouvernement à Damas aimerait bien récupérer. L’Iran est en Syrie pour de bon et son départ à la fin de la guerre n’y changerait pas grand-chose. Un lien solide unit l’Iran et la Syrie et les USA ne peuvent rien y changer. Washington et ses alliés ont perdu la guerre et c’est la Russie, l’Iran et Damas qui en ressortent victorieux.
Israël n’a rien gagné, mais poursuit ses bombardements en Syrie en vain. Rien n’a changé sur le terrain à la suite de ces attaques qui ne sont qu’un outil de propagande utilisé par le premier ministre Benyamin Netanyahou. Le Hezbollah possède les plus récents modèles de drones armés ainsi que des missiles de précision iraniens et des missiles antinavires supersoniques russes et iraniens. Assad et ses alliés comprennent aujourd’hui, à la suite de l’attaque de missiles et de drones lancés par les Houthis contre l’Arabie saoudite, que même du matériel militaire limité peut mettre un pays à genoux. Une fois que la poussière retombera en Syrie, Damas pourra revendiquer de nouveau les hauteurs du Golan et récupérer ses territoires occupés. La guerre au Moyen-Orient ne consiste plus à faire étalage de sa puissance militaire, car toutes les parties disposent dorénavant d’une technologie militaire perfectionnée. Elle est devenue une guerre économique. Ce qui précède s’appliquera aussi à la Turquie si son intention est d’occuper les lieux à la place des USA.
En attendant, la Syrie ne souffre pas de l’incursion turque, pas plus que la Russie et l’Iran. Tous surveillent les USA (qui demeurent la plus grande menace) perdre toujours plus de terrain et d’alliés au Moyen-Orient. L’administration en place a nui énormément aux relations des USA dans la région pour bien des années à venir. D’autres alliés sont en train de s’imposer en ayant bien moins d’attentes que les USA. Une fois que les USA quitteront la Syrie, le déclin sera irréversible.
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