
Par Elijah J. Magnier (en Irak)
Traduction Daniel G.
L’Iran a répondu aux plans expansionnistes des USA au Moyen-Orient en soutenant davantage le gouvernement syrien, considéré comme un allié stratégique, les Hachd al-Chaabi en Irak, les Houthis au Yémen, le Hezbollah au Liban et les Palestiniens à Gaza. Les USA ont établi une chaîne de bases militaires autour de la « République islamique », qui a à son tour a formé une chaîne dont les maillons sont capables de frapper les USA et leurs plus proches alliés et partenaires au Moyen-Orient. L’Iran a su tirer profit de la présence des forces US dans des dizaines de bases au Moyen-Orient en les ajoutant à sa banque d’objectifs, transformant ainsi la menace en opportunité. Les forces US sur les porte-avions naviguant dans le détroit d’Ormuz sont devenues des cibles faciles pour les missiles de précision et les drones armés de l’Iran en cas de guerre. La US Navy ne représente plus une menace pour l’Iran comme par les années passées. Les sanctions qu’imposent les USA contre l’Iran depuis des décennies ont fait extrêmement mal. Elles ont toutefois amené l’Iran à consolider ses relations avec la Chine et la Russie et à rendre sa production nationale plus autonome, en se fondant sur ses capacités dans tous les domaines civils et militaires. Le budget annuel de l’Iran ne repose plus sur la production et la vente de pétrole, ni sur l’importation de la plupart de ses biens, contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient dont le budget repose en grande partie sur les importations et le pétrole.
L’Iran est en mesure de fournir du pétrole et des denrées alimentaires à ses alliés au Liban, la présence du Hezbollah se limitant à un petit espace géographique dans la banlieue de Beyrouth, la vallée de la Beqaa et le sud du Liban. Le Hezbollah a ouvert des entrepôts et des supermarchés en offrant des rabais de 30 à 35 % sur toute la marchandise. Il a déclaré qu’il fournissait des rations alimentaires à plus de 100 000 familles et qu’il était prêt à en offrir davantage. L’Iran a livré des vivres et des fournitures médicales en grandes quantités à ses alliés au Liban, qui seront distribuées à la discrétion du Hezbollah. Cela fait en sorte que la politique financière des USA visant à affamer le Liban, qui affecte la plupart des Libanais, touche principalement ses alliés dans le pays.
L’Iran n’est toutefois pas en mesure de maintenir un flux continu de biens et de fonds aux gouvernements syrien et irakien et de répondre à tous leurs besoins si l’Irak tombe sous le coup de sanctions. La Syrie souffre toujours des lourdes sanctions européennes et américaines. Après onze ans de guerre, la population a appris à vivre avec le strict nécessaire, mais elle lutte toujours pour sa survie.
En Irak, l’approche est différente. La population irakienne garde encore en mémoire les sanctions américaines contre Saddam Hussein (le programme « pétrole contre nourriture ») et n’est pas prête à subir de nouveau ces sanctions. La raison pour laquelle la possibilité de sanctions contre l’Irak est mentionnée ici est que les USA ont menacé les responsables irakiens d’en imposer si jamais les troupes US étaient forcées de quitter le pays.
L’Irak dépend du pétrole pour 90 % de son budget. Les recettes pétrolières transitent par la Banque de New York, ce qui permet aux USA d’exercer un contrôle total sur les sommes consenties par l’Irak. Pour distribuer son propre argent, l’Irak doit ainsi obtenir l’aval des USA, notamment pour le remboursement du prêt de 7 milliards de dollars à l’Iran qui permet l’approvisionnement en électricité que Téhéran fournit à de nombreuses villes irakiennes.
Les responsables irakiens de toutes allégeances, sunnites, chiites et kurdes, attribuent la chute du premier ministre Adel Abdel Mahdi d’abord à son accord se chiffrant de plusieurs milliards de dollars conclu avec la Chine, ainsi qu’à sa demande au Parlement et au gouvernement des USA de retirer toutes les forces combattantes de l’Irak. En outre, les responsables américains ont menacé les responsables irakiens que tout accord commercial entre l’Irak et une société européenne, russe ou chinoise mécontenterait les USA et entraînerait l’imposition de sanctions sur ces accords.
La crainte de la réaction américaine exerce une pression psychologique sur les responsables irakiens, qui tentent de trouver un moyen d’éviter la colère des USA. Voilà pourquoi des groupes politiques, même ceux proches de l’Iran, ont lancé l’idée d’une « OTAN européenne », en sachant fort bien que les USA resteront en Irak, mais en coulisse. L’Iran acceptera-t-il et respectera-t-il ces préoccupations irakiennes? Qu’en pense la résistance irakienne?
Les politiciens irakiens proches de Washington considèrent que la décision contraignante du Parlement de demander le départ de toutes les forces étrangères de l’Irak n’était pas constitutionnelle, parce que c’est le gouvernement qui avait initialement et précédemment signé un accord avec les forces US pour qu’elles restent en Irak. Ils font ainsi référence aux anciens ministres des Affaires étrangères Hoshyar Zebari (2004-2014) et Ibrahim al-Jaafari (2014-2018), qui avaient demandé l’intervention des USA dans deux circonstances différentes, à la demande du gouvernement.
Sauf que les politiciens irakiens jouent à l’autruche : ils ne se souviennent plus que dans sa lettre au Parlement, l’ancien premier ministre Adel Abdel Mahdi a demandé l’approbation du Parlement pour exiger le retrait de toutes les forces étrangères. Dans les faits, lorsque la recommandation du gouvernement a reçu l’aval du Parlement, Abdel Mahdi a envoyé une lettre au commandement américain appelant au retrait de leurs forces de combat du pays. Par conséquent, peu importe la façon dont les politiciens irakiens envisagent la question, la demande du gouvernement et du Parlement est légale et contraignante. Sur 329 députés, 173 ont voté en faveur du départ des forces US (165 votes étaient nécessaires selon la constitution). Ces députés étaient en majorité chiites, quelques-uns sunnites et d’autres faisaient partie de groupes minoritaires. Mais peu importe qui a voté, le résultat du vote démocratique demeure contraignant. Cette question est au cœur du débat national et international et engendre des craintes et de l’instabilité dans le pays. L’Irak aimerait bien éviter de devenir un ring de boxe où l’Iran et les États-Unis régleront leurs différends.
Pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir du président Joe Biden, l’Irak et les USA se sont réunis pour convenir d’un calendrier de retrait des troupes de combat américaines. La déclaration commune a été rédigée en termes diplomatiques et avec soin. Elle indique comment les USA aideront l’Irak à mettre en œuvre des projets énergétiques et à améliorer la fiabilité de l’électricité, des projets déjà proposés par la Chine et dont les USA ne veulent rien entendre, car pour eux, il n’y a pas de place en Irak pour les entreprises autres qu’américaines. Il convient de noter que les USA, sous la direction de Donald Trump, ont créé un lien entre l’Irak d’une part et la Jordanie et l’Arabie saoudite d’autre part, pour qu’ils puissent importer de l’électricité en Irak en lieu et place de l’Iran, pour empêcher celui-ci de tirer plus de revenus.
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La réunion USA-Irak n’a pas réussi à établir de calendrier pour le retrait américain et on a réaffirmé que les forces US sont en Irak « à l’invitation du gouvernement irakien », alors que dans les faits le gouvernement d’Abdel Mahdi a bien demandé à ces forces de partir, une décision votée par le Parlement. De plus, la déclaration commune accorde une grande flexibilité aux forces US pour qu’elles se maintiennent en Irak, en leur permettant de « se redéployer selon un calendrier devant être établi lors des prochaines discussions techniques ». Cela va tout à fait à l’encontre de la décision du gouvernement précédent, du Parlement, de la résistance irakienne et de l’Iran.
Il ne fait guère de doute que le vote initial des députés était une réaction à l’assassinat par les USA des deux commandants Qassem Soleimani et Abu Mahdi al-Muhandes sur la route de l’aéroport de Bagdad. Nous pouvons également affirmer que si les Irakiens avaient attendu plusieurs semaines avant de passer au vote plutôt qu’immédiatement après l’assassinat, il aurait peut-être été difficile d’obtenir une majorité des voix en faveur du retrait américain. Toutefois, aucun parti politique en Irak n’oserait demander au Parlement de voter à nouveau sur cette question. Il n’en demeure pas moins que le vote a eu lieu et que les groupes irakiens proches de l’Iran restent déterminés à voir les USA quitter le pays, contrairement à la plupart des politiciens. Les différents groupes politiques ne s’expriment pas d’une voix commune sur cet objectif et la stratégie à adopter par rapport à la présence des forces US pour diverses raisons. Ils sont embrouillés dans leurs propres divergences.
L’autre préoccupation des responsables irakiens est le retour possible du groupe armé « État islamique » (Daech) en sol irakien et la recrudescence de ses activités terroristes à plus grande échelle. Les Irakiens accusent les USA d’être à l’origine du soutien accordé à Daech. À tort ou à raison, le comportement des USA en Irak a mené à cette conviction. Le général américain Michael Flynn a révélé que la direction générale du renseignement qu’il dirigeait en 2010 était au courant des plans et des activités d’expansion de Daech, mais qu’elle avait choisi de ne rien faire. Il a accusé l’ancien président Barack Obama d’avoir refusé de s’en prendre au groupe armé avant qu’il ne progresse vers la Syrie. En outre, les centaines de millions de dollars que les USA ont consacrés à des programmes d’entraînement en Syrie ont en fait soutenu les djihadistes takfiris, qui combattent aux côtés de Daech ou d’Al-Qaïda.
Les responsables irakiens veulent éviter un affrontement avec les USA et cherchent des moyens de laisser les forces US sur place, peut-être sous un autre nom. Bon nombre demandent le départ des forces de combat, mais pas des formateurs militaires américains. Sauf que l’entraînement des forces de sécurité irakiennes par l’armée américaine ne s’est pas révélé très efficace. Cet entraînement s’est poursuivi de 2003 jusqu’au premier affrontement contre Daech en 2014, lorsque l’armée irakienne complètement désorientée s’est dispersée. Il en ressort que l’entraînement militaire fourni par les USA ne suffit pas pour affronter les tenants d’une idéologie comme celle de Daech et que l’Irak a besoin de forces de sécurité avec une idéologie forte pour affronter les djihadistes. Les USA ou toute autre armée occidentale ne peuvent insuffler la motivation au combat nécessaire, contrairement à l’Iran avec les Hachd al-Chaabi, qui était la seule force capable d’affronter Daech et l’empêcher d’occuper la capitale Bagdad en 2014.
L’Irak est confronté à une situation financière désastreuse et a besoin de dizaines de milliards de dollars pour relancer son économie. L’Irak est convaincu que seuls les USA, leurs alliés et ceux qui gravitent dans leur orbite (la Banque mondiale) peuvent l’aider financièrement. Si le gouvernement de Bagdad insiste sur le retrait américain, les Irakiens croient que les conséquences seront tellement lourdes qu’aucun gouvernement ne pourra les assumer.
Les Irakiens n’osent même pas relancer l’accord de plusieurs milliards de dollars avec la Chine, par crainte de contrarier les USA. Le gouvernement de Mustafa al-Kadhemi n’est pas près de mettre en œuvre cet accord irako-chinois, qui devrait maintenant être reporté au moins jusqu’à la formation du prochain gouvernement, dans le courant de l’année prochaine. Il est difficile d’envisager des élections parlementaires cette année et elles seront très probablement reportées au printemps 2022.
Pour l’Iran, la stabilité de l’Irak est importante. Le gouvernement irakien n’est pas hostile à l’Iran (ni aux USA de toute évidence) et permet la circulation des marchandises entre les deux pays. L’Iran continue à fournir à l’Irak le gaz et l’électricité dont ont besoin de nombreuses villes, même si les USA n’autorisent toujours pas le gouvernement de Bagdad à débloquer les 7 milliards de dollars qu’il doit à l’Iran.
Tout ce qui précède ne pourra être pris en considération par la résistance irakienne tant que les USA poursuivront leur politique passive-agressive au Moyen-Orient en maintenant leurs forces d’occupation en Syrie, en s’accrochant aux lourdes sanctions de Donald Trump contre les Syriens, en ne levant pas celles imposées contre l’Iran et en étouffant l’économie libanaise. De plus, même si les négociations Iran-USA sur le dossier nucléaire iranien ne sont pas liées aux autres dossiers au Moyen-Orient, un retour à l’accord sur le nucléaire iranien signalerait une désescalade au Moyen-Orient qui pourrait conduire à un ralentissement du retrait américain de l’Irak. Dans le cas contraire, l’Irak peut s’attendre à une forte augmentation des attaques contre les forces US, ce qui entraînerait une escalade et un affrontement plus élargi. Les mois à venir décideront de la direction que prendra le Moyen-Orient. Mais une désescalade est loin d’être certaine.
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