La Russie échoue auprès des Kurdes, mais aucune attaque turque imminente à l’horizon dans le nord-est syrien

Par Elijah J. Magnier

Traduction : Daniel G.

La Russie poursuit intensément sa médiation entre Damas, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (SDF) et la Turquie pour empêcher Ankara de mener une opération militaire majeure dans le nord de la Syrie et la convaincre de réduire l’escalade. Cependant, tous ces efforts n’ont pas encore atteint le niveau nécessaire de compromis, malgré l’annonce par les USA qu’ils s’opposent à toute attaque turque. Il faut dire que la position des USA s’est limitée à une déclaration timide qui a provoqué la colère de leurs alliés kurdes et qui n’a sûrement pas convaincu le président Recep Tayyip Erdogan, qui déploie habilement ses cartes sur le plan intérieur et avec l’extérieur, sauf qu’il n’est pas encore tout à fait prêt à se lancer dans une opération terrestre.

Les manœuvres politiques menées par le président Erdogan visent à capitaliser sur les élections présidentielles prévues en juin 2023, dans un pays où le taux d’inflation a atteint son plus haut niveau en 24 ans, soit 84,4 % (85,5 % le mois dernier). La population turque est extrêmement mécontente de la hausse des prix des produits de première nécessité et de la détérioration des conditions de vie. 

En outre, le président Erdogan n’apprécie pas de voir de nombreux soldats turcs rentrer chez eux dans des sacs mortuaires avant les élections présidentielles. En effet, toute opération militaire, aussi réussie soit-elle, entraîne inexorablement des pertes dans les rangs d’une armée. Par conséquent, les gains géographiques n’apportent pas grand-chose à Erdogan pour sa prochaine campagne électorale. De plus, les pertes humaines du côté turc pourraient quelque peu affaiblir ses chances de l’emporter sur ses adversaires, alors que des voix s’élèvent en Turquie à propos de la nécessité de réduire l’escalade avec l’Irak et la Syrie. De nombreux politiciens turcs encouragent la possibilité d’une rencontre entre Erdogan et le président Bachar Al-Assad pour mettre fin aux guerres à la frontière turque et renvoyer les Syriens déplacés (4 millions en Turquie) dans leur pays d’origine afin de réduire le fardeau économique.

Sur la scène internationale, Ankara joue un rôle stratégique unique entre l’Ukraine et la Russie, car il sert de relais aux tentatives (infructueuses jusqu’à présent) de réduire l’escalade, de permettre l’exportation des céréales ukrainiennes dans le monde et de supprimer les tensions en mer Noire. La Turquie joue également un rôle dans l’ouverture économique de la Russie et de l’Iran sur le monde, malgré les sanctions occidentales imposées aux deux pays, Ankara n’étant pas touché par les sanctions occidentales. 

Ankara empêche également le flux d’un grand nombre de migrants du Moyen-Orient vers l’Europe. En outre, son appartenance à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) lui donne le dernier mot pour l’acceptation de nouveaux membres, qui doit se faire d’un commun accord. Par conséquent, les USA ne veulent pas froisser la Turquie et attendent d’elle qu’elle aide la Finlande et la Suède à adhérer à l’OTAN. Les USA espèrent aussi que le président Erdogan ne brandira pas le gros bâton militaire contre leurs alliés kurdes dans le nord de la Syrie ou, du moins, qu’il s’abstiendra d’utiliser une force militaire disproportionnée.

Washington a annoncé qu’il s’opposait à toute opération militaire turque d’envergure à l’intérieur du territoire syrien et qu’il n’acceptait pas la demande d’Ankara d’établir une zone tampon de 32 kilomètres de profondeur le long de la frontière syrienne aux dépens des USA et des alliés de l’OTAN. Toutefois, à titre préventif, les forces d’occupation américaines déployées dans le nord-est de la Syrie ont réduit de 15 à 4 les patrouilles conjointes de routine avec la milice kurde afin d’éviter les dommages collatéraux potentiels dus aux frappes turques. 

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Jusqu’à présent, Washington a fermé les yeux sur plus de 400 attaques turques contre des cibles liées aux milices kurdes depuis le début de son opération militaire « Griffe-épée » le 20 novembre dernier. Cela a eu pour effet d’alimenter la colère de ses alliés kurdes, qui s’indignent du fait que Washington les a abandonnés ou ne fait pas assez pour mettre fin à la menace turque qui plane en permanence et aux bombardements quotidiens. C’est que la Turquie se bat contre la branche syrienne des Unités de protection du peuple kurde (YPG), qui est connue en Syrie sous le nom de Forces démocratiques syriennes (SDF), et qui figure toujours sur la liste des groupes terroristes établie par les USA, l’UE et la Turquie.

Les frappes de drones turcs ne visent pas seulement des positions militaires kurdes statiques, mais aussi des dirigeants kurdes, ainsi que des ressources pétrolières et gazières et des raffineries qui génèrent des millions de dollars par mois pour les Kurdes syriens.

Le ministre syrien du Pétrole et des Ressources minières, Bassam Tohme, l’a confirmé : « les frappes aériennes turques ont causé de graves dommages aux installations pétrolières, ont mis fin à la production de gaz domestique, ont paralysé les centrales électriques de Hassaké, ont touché les réseaux électriques et ont causé une importante pollution environnementale. » Il a souligné que « les pertes pétrolières de la Syrie s’élèvent à 91,5 milliards de dollars jusqu’à présent ». 

Avant 2011, les sociétés Royal Dutch Shell, TOTAL (française), India Oil and Natural Gas Corp, China National Petroleum, Gulfsands Petroleum (russe) et Suncor (canadienne) étaient présentes en Syrie, dans le nord-est où se trouvent les principaux gisements pétroliers et gaziers. Les sociétés Canadian Energy, British Petrofac, Russian Gulfsands Petroleum et Tatneft Oil and Engineering ont extrait environ 353 000 barils par jour (200 000 rien qu’à Hassaké et Deir-Ezzor) avant 2011. Aujourd’hui, la Syrie produit 89 000 barils par jour et l’Iran comble régulièrement ce qui manque à la Syrie pour répondre à ses besoins intérieurs en énergie.

De nombreuses sociétés pétrolières étrangères se sont retirées dans la foulée des sanctions occidentales contre la Syrie. Celles qui n’ont pas suspendu leur contrat avec la société pétrolière nationale syrienne ont accusé les forces kurdes de voler le pétrole et d’en vendre une partie à Damas ou encore au Kurdistan irakien en vue de l’exporter vers la Turquie ou Israël. Une autre partie du pétrole est extraite par la US Delta Crescent Energy (avec l’approbation du Pentagone) et utilisée par les USA pour leurs forces déployées en Syrie et en Irak. Les revenus du pétrole et du gaz sont l’une des principales raisons pour lesquelles les dirigeants des milices kurdes refusent de permettre à l’administration syrienne de reprendre le contrôle des provinces du nord. Mais la Russie ne renonce pas à maintenir le processus de négociation entre Qamishli et Damas.

Le commandant des forces russes en Syrie, le colonel général Alexandre Chayko, est arrivé lundi matin à l’aéroport de Qamishli et s’est entretenu avec le commandant des SDF (PKK), Mazloum Abdi. Chayko veut poursuivre les négociations que la Russie a entamées il y a plusieurs années et qui se sont intensifiées ces deux dernières semaines, lorsque les troupes turques ont commencé à marteler les positions des milices kurdes en Syrie.

Le colonel général Chayko n’a pas réussi à convaincre Abdi de trouver un terrain d’entente et de se retirer à 32 kilomètres (20 milles) de la frontière turco-syrienne pour permettre à l’armée régulière syrienne de se déployer dans les zones désignées, comme convenu à Sotchi en 2019. Selon l’accord de Sotchi, les Russes et les Turcs effectueraient des patrouilles régulières pour s’assurer qu’aucune milice kurde n’est déployée dans la zone. 

Mais Mazloum Abdi souhaite que l’armée syrienne limite son rôle à celui de garde-frontière, sans droit de regard sur l’administration des provinces et sur les revenus énergétiques et alimentaires. La Turquie a annoncé qu’elle n’acceptait pas la présence symbolique des forces de Damas et que les milices kurdes devaient quitter immédiatement la zone approuvée (32 km). Damas comprend qu’il est improbable que les SDF cèdent Manbij, Tal Rifaat et Ayn al-Arab, au nord d’Alep, au gouvernement syrien ou aux forces turques sans combattre, même si cela entraîne la défaite de leurs troupes et la fin de leur contrôle du terrain conquis par la Turquie. C’est précisément ce qu’ont fait les Kurdes dans le canton d’Afrin en 2019, lorsqu’ils ont refusé de livrer la province à Damas et ont préféré l’évacuer lorsque les forces turques et leurs alliés syriens ont pris le dessus.

Selon les dernières informations en provenance du nord de la Syrie, Ankara n’a pas demandé à ses alliés syriens des forces de « Hay’at Tahrir al-Cham » (qui ont l’expérience de la guerre et qui ont soutenu l’avancée turque dans le nord-ouest de la Syrie en 2019) de se préparer en vue d’une opération terrestre. C’est une indication tangible que cette opération terrestre n’est toujours pas imminente, comme l’annonce Ankara, et que la Turquie envisage toujours ses options sans cesser son ciblage aérien à l’aide de ses drones perfectionnés. Les drones turcs infligent de graves dommages aux milices kurdes comme ils l’ont fait en Libye, en Ukraine, en Azerbaïdjan et même en Syrie lors de la bataille d’Idlib et de ses environs il y a deux ans contre l’armée syrienne et ses alliés.

Il est clair que le président Erdogan joue brillamment ses cartes gagnantes à l’étranger et qu’il exploite toutes les possibilités à son avantage jusqu’à maintenant. Le président turc sait que de nombreux pays régionaux et internationaux puissants ont besoin de son rôle géopolitique, y compris les USA et la Russie, les deux superpuissances qui se livrent une guerre en Ukraine. Tous les principaux acteurs impliqués souhaiteraient voir Ankara tenir un rôle de médiateur. Par conséquent, si Erdogan se lance dans une guerre dans l’est de la Syrie, cela le privera de la position privilégiée qu’il occupe.

Le président turc a réussi à tirer l’élastique à la limite et joue avec les nerfs des Kurdes. Mais en renonçant à l’éventualité d’une invasion turque, il ne devrait pas récolter le résultat escompté auprès des milices kurdes syriennes, qui demeurent hostiles à la Turquie et qui ne céderont pas à Damas leur contrôle des provinces du nord-est. Les milices kurdes se montreront plus flexibles qu’une fois que les USA auront retiré leurs forces d’occupation de la Syrie, une décision qui ne semble pas avoir de base solide prévisible tant que le président Joe Biden sera au pouvoir. Tous les acteurs sont conscients de la réalité de la position de chaque partie en cause. La Turquie pourrait donc très bien se contenter des résultats obtenus jusqu’ici et renoncer à occuper d’autres territoires syriens.

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One thought on “La Russie échoue auprès des Kurdes, mais aucune attaque turque imminente à l’horizon dans le nord-est syrien

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