
Par Elijah J. Magnier
Traduction : Daniel G.
Sur le féroce champ de bataille qu’est l’Ukraine, toutes les règles sont mises de côté dans la guerre sale en cours. Le Grand Empire américain, qui règne en maître depuis la chute de l’Union soviétique en 1992 et qui se targue d’être l’héritier d’une indépendance remontant à 1776, refuse d’accepter la défaite sans entraîner la Russie dans sa chute. Les ramifications de ce conflit dépassent les frontières de l’Ukraine et engloutissent les pays voisins et l’économie européenne. Le général Mark Milley, président de l’état-major interarmées des États-Unis, a ouvertement déclaré que son pays soutenait l’Ukraine en lui fournissant des armes, de l’argent, de l’équipement et des renseignements. Comme l’a fait remarquer le sénateur Lindsey Graham, cette guerre est considérée par les États-Unis comme l’entreprise la plus rentable qui appelle le moins de soutien de la part de la Maison-Blanche. Dans ces conditions, l’Occident a clairement fait comprendre à l’Ukraine qu’elle devait se préparer à une longue guerre d’usure jusqu’à ce que la Russie cède, bien au-delà de la première année de combat.
Il est désormais clair que les États-Unis ne cesseront pas les hostilités tant que la Russie ne se sera pas retirée du territoire ukrainien. Plusieurs facteurs essentiels motivent cette décision stratégique, notamment le moral inébranlable du peuple ukrainien, son sentiment persistant d’unité nationale et son hostilité profondément enracinée à l’égard de la Russie. En outre, l’Europe se tient fermement aux côtés des USA, malgré les pertes croissantes dans ses propres rangs.
Par conséquent, les pertes humaines, la dévastation matérielle et les ressources financières consacrées à l’effort de guerre ukrainien sont considérées comme des dommages collatéraux dans la grande guerre que se livrent les puissantes forces de la Russie et des USA. En font partie le bombardement d’infrastructures essentielles comme le gazoduc Nord Stream-2 reliant la Russie à l’Allemagne, les frappes aériennes sur Moscou et le Kremlin, les attaques répétées en territoire russe, la tentative de destruction du pont de Crimée, l’assassinat ciblé de la fille du philosophe Alexandre Dugin par un attentat à la voiture piégée, le bombardement du barrage de Nova Kakhovka et l’extension du conflit à des villes à majorité russe en Ukraine et même à l’intérieur des frontières de la Russie. Ces actions visent à inciter la Russie à envoyer davantage de troupes, à l’enliser davantage dans la guerre, à accroître ses pertes et à alimenter les dissensions internes à l’encontre de ses dirigeants.
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Il faudra plus que l’inondation de Kherson et des défenses russes le long de son périmètre sud pour créer une ouverture pour l’armée ukrainienne, qui a déjà perdu plus de 350 000 soldats auxquels s’ajoutent probablement deux fois plus de blessés. Il est toutefois plausible que le bombardement du barrage de Nova Kakhovka ait perturbé la contre-attaque attendue du camp occidental, en la retardant par l’inondation de zones ciblées.
Les deux camps ressentent la tension de cette guerre, qui n’a toutefois pas encore atteint le niveau du danger le plus grave, à savoir l’utilisation d’armes nucléaires. Les États-Unis ont utilisé leurs capacités sans recourir à leurs troupes et aux ressources de leurs alliés. La Russie, quant à elle, a renforcé sa puissance et sa production militaires à des niveaux significatifs et subit les répercussions économiques de la suspension des échanges commerciaux par l’Europe, de la réduction significative d’achats d’énergie russe, des sanctions occidentales et du gel de centaines de milliards d’actifs financiers russes. En outre, la Russie a montré qu’elle n’était pas préparée à livrer une guerre moderne et qu’elle ne disposait pas d’une puissance conventionnelle écrasante, face à une Ukraine déterminée capable de riposte et à l’expertise combinée de généraux de cinquante pays réunis sur la base allemande de Ramstein pour gérer la guerre en Ukraine.
Toutefois, si les forces des États-Unis et de l’OTAN entraient sur le champ de bataille face à la Russie, cette dernière n’aurait pas besoin d’une armée massive pour affronter les USA. Dans un tel scénario, les capacités militaires insuffisantes de la Russie l’amèneraient à utiliser des armes nucléaires comme moyen de dissuasion et pour maintenir l’équilibre des forces. Voilà pourquoi les pays occidentaux se sont abstenus d’envoyer des légions de soldats sur le champ de bataille, en se contentant de soutenir des mandataires comme les Ukrainiens, qui s’enrôlent de leur plein gré dans le camp occidental malgré les pertes subies.
Sous l’administration du président Joe Biden, les États-Unis se sont engagés à prolonger la guerre, comme l’a ouvertement déclaré la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland, « que ce soit pour un an, six ans ou même seize ans ». Mais pareille décision, qui dépend des présidents américains successifs, a des conséquences importantes qui commencent à se manifester publiquement. De 70 à 75 % des pays du monde ont défié l’autorité américaine en refusant d’imposer des sanctions à la Russie. En outre, les pays producteurs de pétrole (OPEP+) ont commencé à réduire leur production (deux millions de barils par jour) et ont fixé un plancher pour les prix du pétrole, s’opposant ainsi aux intérêts économiques des USA.
Le conflit en Ukraine a favorisé une solidarité militaire et une alliance stratégique entre la Russie et la Chine, une union qui ne s’était pas vue depuis des siècles, comme l’a confirmé le président chinois Xi Jinping lors de sa visite au président Vladimir Poutine. En outre, de nombreux pays, y compris des alliés des États-Unis, ont décidé d’effectuer leurs transactions commerciales et pétrolières en monnaies locales, se distançant ainsi de l’emprise du dollar qui s’étiole. D’autre part, l’alliance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) connaît une forte augmentation de demandes d’adhésion, signe d’un effondrement substantiel de l’ordre mondial américain.
Par conséquent, l’étalage de force de la puissance aérienne de l’OTAN dans le cadre de manœuvres comme « Defender 23 », à laquelle 24 000 soldats européens et américains ont participé pour envoyer des messages à la Russie et à la Chine, ne change pas la donne. Plusieurs pays menacés par l’hégémonie américaine ont tiré de précieuses leçons du conflit en cours en Ukraine. Ils s’abstiendront de répéter les erreurs militaires tactiques de Moscou, qui a d’abord envoyé une force faible et donné à l’Ukraine tout le temps nécessaire pour réagir. Au moment même où l’Europe signait l’accord de Minsk entre la Russie et l’Ukraine, les États-Unis et leurs alliés préparaient méticuleusement la bataille depuis 2004, sous le nez de Moscou, afin de prendre les dirigeants du Kremlin au dépourvu en 2022.
Les USA tentent de noyer la Russie avec des tactiques de guerre implacables sans forcer Moscou à se rendre ou à accepter une défaite militaire, quel qu’en soit le coût exorbitant. La mentalité russe s’est avérée résiliente malgré des pertes prolongées, surtout si l’on considère que le président Poutine dispose aujourd’hui de ressources économiques plus importantes que celles dont Moscou disposait en 1979 lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, qui a duré dix ans. Fondamentalement, ce qui compte, c’est la durée de la guerre et la capacité des deux parties à supporter les pertes et les investissements à venir.
Le conflit en Ukraine sert de catalyseur potentiel, en donnant un dernier sursaut au passé impérial de l’Europe et un aperçu inquiétant de la nature compétitive d’un monde sans puissance dominante, comme l’a exprimé Richard Marles, vice-premier ministre et ministre de la Défense de l’Australie. En tant qu’allié des États-Unis, Marles souligne l’importance de comprendre que les pertes résultant d’une agression militaire dépassent de loin les avantages perçus. Il estime que la désintégration de l’ordre mondial américain est désormais palpable.
L’empire américain ne peut plus maintenir son unilatéralisme absolu, même s’il dispose de vastes capacités pour défendre sa position. Les USA et leurs alliés ont commis des erreurs stratégiques irréparables, en menant des guerres sans se soucier des conséquences environnementales, du nombre de morts et des coûts excessifs de la destruction, de l’occupation et des sanctions économiques. Leur violation constante du droit international a tourné en dérision la Charte des Nations unies et son rôle, ouvrant la voie à d’autres pays à faire de même.
L’acharnement de l’Occident à infliger une « défaite stratégique » à la Russie (Victoria Nuland) et à intimider la Chine n’a fait qu’aggraver la sécurité mondiale. Le monde ne devrait donc pas se surprendre par la destruction de barrages, la perturbation de l’approvisionnement en gaz et d’autres opérations de sabotage majeures qui se profilent à l’horizon. La défense d’une superpuissance américaine ébranlée exige bien plus que cela. Heureusement, les deux superpuissances ont démontré jusqu’ici leur capacité à marcher sur des champs de mines et au bord du gouffre, mais pour combien de temps encore? Nous avons affaire ici à une guerre sale, pleine de surprises et d’immenses dangers pour le monde entier.
One thought on “Une guerre sale pleine de surprises et de dangers : regard de l’intérieur sur le conflit en cours”
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