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Baghdad by Elijah J. Magnier: @ejmalrai
Bon nombre d’Irakiens et d’Occidentaux poussent de hauts cris à propos de l’influence iranienne en Irak, et souhaiteraient mettre un terme au pouvoir qu’exerce Téhéran sur les politiciens et les services de sécurité irakiens. Mais rares sont ceux qui se demandent pourquoi les Irakiens ont permis à l’Iran d’avoir un tel droit de regard en Mésopotamie! Le brigadier général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique, est-il capable de jouir d’autant d’influence en Irak sans le soutien des Irakiens eux-mêmes? À la formation de chaque gouvernement, pourquoi les politiciens se précipitent-ils à Beyrouth et à Téhéran pour trouver une coalition qui convienne et obtenir un siège au gouvernement, si les Irakiens sont mécontents de voir l’Iran jouir de son influence dans le Bilad ma Bayna al-Nahraiyn?
En Irak, il y a des politiciens qui considèrent l’Iran comme une passerelle menant à certains postes importants au sein du gouvernement, qui permet du même coup d’enrichir leur propre parti local. D’autres politiciens cherchent à prendre leurs distances de l’Iran, comme Moqtada al-Sadr, bien que l’Iran lui ait fourni de l’argent, une formation, une villa à Qom et un refuge pendant des années avant qu’il ne proclame son « indépendance ». En fait, Moqtada n’a pas de stratégie à long terme (ni même à court terme); son comportement varie sur le coup du moment. Nos chemins se sont croisés à différentes reprises au cours de la dernière décennie et j’ai eu (et j’ai encore) des réunions régulières avec des membres de son cercle restreint et des (ex) commandants de la Jaish al-Mahdi (l’Armée du Mahdi), ce qui m’a permis de mieux saisir sa pensée. Il convient cependant d’ajouter que le cercle restreint de Moqtada a une « date d’expiration », car aucun sadriste de haut rang n’occupe un même poste plus que quelques mois. Ce qui suit donne un aperçu de l’histoire de Moqtada.
Moqtada al-Sadr
Tout a commencé en 2004, quand Moqtada al-Sadr a lancé un appel à la manifestation à Nadjaf, à courte distance de la ville sainte de Koufa, où prêchait son défunt père, le grand ayatollah Mohamad Sadeq al-Sadr.
On ne peut parler de Moqtada sans glisser un mot sur son père, qui a tracé la voie pour son jeune fils. Le régime baasiste de Saddam Hussein avait accordé à Sayed Mohamad Sadeq le privilège d’approuver les permis de séjour de tous les oulémas étrangers, y compris celui du grand ayatollah de Nadjaf. Mais le grand ayatollah al-Sadr avait une position ferme et assez révolutionnaire la dernière année de sa vie, en s’élevant contre Saddam et en appelant à la libération des prisonniers. Il avait des relations houleuses avec la Marjaiya représentée par le grand ayatollah Sistani, que Sayed Mohamad Sadeq accusait ouvertement, sans le nommer directement, de diriger la « Marjaiya silencieuse » (al-marjaiya al Samita), tandis que Sadr dirigeait la « Marjaiya au franc parler » (al-Marjaiya al Natiqa), ce qui ne manquait pas de plaire aux jeunes et d’attirer l’attention des Irakiens appauvris de Bagdad et du sud de l’Irak.
Al-Sadr est ainsi devenu une personnalité éminente ayant une influence sur la politique irakienne. Moqtada a repris le flambeau après la mort de son père, tué avec ses deux fils par le Moukhabarat (service du renseignement) de Saddam Hussein en 1999, quand Moqtada n’avait que 16 ans. Moqtada a également imité son père en portant un al-Kafan, le linceul blanc dont les musulmans couvrent les dépouilles avant qu’elles ne soient enterrées, qui est aussi une référence symbolique signifiant « je suis prêt à mourir à tout moment, mais je dirai la vérité ».
Très jeune, Moqtada a été assigné à résidence par les sbires de Saddam, mais avec beaucoup d’argent du Beit al-Maal (la maison de l’argent ou le trésor, qui est géré par un Marja’ et qui représente un pourcentage de l’excédent des recettes annuelles des donateurs). Sur le plan religieux, Moqtada à 16 ans n’avait pas le droit de toucher ou de dépenser de l’argent du Beit al-Maal sans obtenir une « licence » (permission) d’un Marja’ en titre.
Sayed Mohamad Sadeq avait deux étudiants qui se distinguaient : Cheikh Ali Smeism et Cheikh Mohamad al-Ya’cubi. Eux aussi devaient avoir une permission d’un marja’ en place reconnu. C’est à ce moment que le grand ayatollah Ishac al-Fayad a délégué son autorité à Cheikh Smeism pour qu’il puisse utiliser de l’argent tiré du Beit al-Mal. Mais contrairement à Ya’cubi, Cheikh Ali Smeism a refusé cette responsabilité, allant à l’encontre du désir du grand ayatollah. Mais il a ce faisant gagné en intégrité et en respect dans toute la Marjaiya jusqu’à aujourd’hui (ce qui n’est pas le cas des membres du cercle restreint de Moqtada). Ya’cubi a par la suite rompu avec Moqtada pour former sa propre « hawza », s’autoproclamer grand ayatollah et devenir chef du parti politique al-Fadila.
Après la chute de Saddam, bien des politiciens ont vu en Moqtada (à tort) un homme qu’on pouvait facilement manipuler pour attirer et éloigner bon nombre des centaines de milliers de fidèles de son père. Al Ya’cubi, Ahmad al-Chalabi, Ibrahim al-Ja’fari, Nouri al-Maliki, l’Iran, tous ont essayé, mais n’ont réussi à soutirer qu’une parcelle de la popularité que Moqtada a héritée de son père.
De nombreux jeunes hommes entouraient Moqtada, pour la plupart des étudiants (novices) à la hawza (« hawza illmiyya », un centre d’enseignement pour les religieux chiites) de son père. En raison de son jeune âge, quand les USA ont occupé l’Irak en 2003, Moqtada s’est laissé facilement influencé par les nombreuses idées qui circulaient autour de lui, qui manquaient de réflexion sur le plan stratégique et qui étaient lancées sous le coup de l’impulsivité.
Moqtada aimait l’image du chef du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, dont il voulait imiter le style, mais a finalement décidé qu’il était préférable de jouir d’une plus grande popularité due aux antécédents religieux plus prestigieux de son père. Moqtada souhaitait adopter les mêmes idées révolutionnaires que le Hezbollah en tant que groupe de résistance contre les forces d’occupation. Le Hezbollah avait combattu pour récupérer la majeure partie des territoires libanais occupés par Israël et les USA venaient tout juste de se déclarer ouvertement comme une force occupante.
J’ai atterri à Bagdad en 2003, à la suite de l’occupation américaine et de la chute de Saddam Hussein. Il était habituel de voir des militaires américains patrouiller à pied dans les rues de Bagdad. Ils se sentaient en sécurité dans la capitale et croyaient que tous les Irakiens se réjouissaient de leur présence. En faisant mon jogging quotidien dans Bagdad, de Shourjah à Kadimiyah, je me sentais peu rassuré en traversant al-A’zamiyeh. Quelques mois plus tard, j’ai toutefois réalisé que le centre des décisions en Irak se trouvait à Nadjaf.
Juste à l’extérieur du périmètre du Wadi al-Salam, le deuxième plus grand cimetière au monde après celui du Vatican, l’hôtel Al Sedeer était le meilleur qu’on pouvait trouver en ville. Il était exploité par un homme affable, qui peu après a été forcé de partir parce qu’il était un membre éminent du parti Baas. L’hôtel ne valait même pas un hôtel une étoile de tous les pays du Moyen-Orient que j’ai visité, mais c’est tout ce qu’il y avait à ce moment-là. Je ne connaissais personne dans la ville, mais avec les années, j’ai réalisé que j’avais fait le bon choix.
N’empêche que j’ai dû traîner un bon bout de temps, apprendre à connaître la ville et sa dynamique jusqu’à ce que j’ai eu l’occasion, pendant l’occupation de Nadjaf par Moqtada, de voir des portes s’ouvrir, en raison du comportement de Moqtada et de mes reportages audacieux. Sistani était vraiment surpris de lire un article d’un journaliste étranger vivant à Nadjaf qui écrivait à propos des actes répréhensibles de Moqtada. C’est que la Jaish al-Mahdi terrorisait tout le monde dans la ville, y compris la Marjaiya. En fait, pendant des semaines, la Jaish al-Mahdi me recherchait et les Nadjafis rigolaient à l’idée de me voir déambuler dans les rues de la ville en passant régulièrement sous le nez des hommes de Moqtada. Les habitants de Nadjaf étaient très gentils et généreux, m’offraient des verres, cherchaient à m’expliquer l’importance des familles à Nadjaf et aimaient bien discuter de la situation en Irak. Cette ville m’a accordé un degré d’accès aux décideurs à faire rêver tout journaliste ou chercheur.
Les forces d’occupation américaines considéraient Moqtada et son entourage comme un problème mineur et ont fait un premier pas en mai 2004, en arrêtant le responsable des finances Sayed Mustafa al-Ya’cubi, un compagnon proche de Moqtada. Ce dernier s’est alors fait conseiller d’appeler à une manifestation, sous la forme d’une longue marche de Nadjaf à la ville voisine de Koufa.
En avril 2004, je me suis joint à la manifestation de Moqtada contre l’arrestation de Sayed Mustafa al-Ya’cubi par les Forces d’opérations spéciales des USA. J’ai été aussitôt détecté comme étranger par la Jaish al-Mahdi juste avant d’atteindre Sahat al-Ishreen. Après une bonne fouille, j’ai été autorisé à participer. Il y avait des hommes armés parmi les centaines de manifestants, tous vêtus de noir et apparemment prêts à tout. Les 5 ou 6 kilomètres jusqu’à Koufa promettaient d’être une longue marche.
Lorsque le groupe est arrivé à Hay al-Sinaei, les hommes se sont mis à crier de façon belliqueuse en direction des forces salvadoriennes qui faisaient partie de la coalition dirigée par les USA, qui se trouvaient du côté gauche de la rue principale menant à Koufa. Pris par surprise, les soldats se sont mis à courir, désorganisés, lorsqu’un échange de tirs a saisi tout le monde et les rues se sont vidées en moins d’une minute. Une camionnette brûlait déjà au milieu de la rue. C’était la première « aventure » de Moqtada et probablement aussi la première fusillade à laquelle il voulait être mêlé.
Quand tous sont arrivés à Koufa, il était évident que Moqtada et son cercle restreint étaient déconcertés, pris par surprise devant une situation imprévue. Une petite altercation s’est produite entre ses lieutenants : cheikh Fuad al-Turfi s’est autoproclamé chef de la Jaish al-Mahdi à Koufa et porte-parole de Moqtada. Mais l’ambitieux Qais al-Ghaz’ali a convaincu le jeune sadriste de le choisir. À quelques mètres à peine d’où je me trouvais, je pouvais constater l’amertume d’al-Turfi, qui a même été exclus du leadership à Koufa par la suite, à l’avantage de Sayed Riyad al-Nouri (assassiné plus tard par la JAM).
De toute évidence, Moqtada ne planifiait jamais rien. Il agissait plutôt sous le coup de l’impulsion, en retenant toute « bonne idée » proposée par ses lieutenants s’il l’aimait et qu’elle comprenait un peu d’action dans sa réalisation. Moqtada est reconnu pour adopter toute bonne idée de ses lieutenants, mais seulement si elle a des chances de réussir. En fait, lorsqu’il a décidé d’occuper Nadjaf en 2004, on a vu des jeunes de l’extérieur de la ville établir des postes de contrôle sur la rue al-Rasoul même, quelques mètres à peine de la rue où habite le grand ayatollah Sistani. Les habitants de Nadjaf trouvaient cela difficile.
Moqtada a même imposé un laissez-passer spécial pour les étrangers et quiconque n’était pas de Nadjaf. On m’a amené au tribunal islamique un jour. Je marchais tout simplement sur la rue Rasoul lorsque des jeunes sbires, lourdement armés, m’ont stoppé. Sayyed Hachem Abou-Ragheef m’a alors répondu à la porte du tribunal islamique. Je lui ai alors demandé pourquoi, en tant que journaliste, il me fallait un laissez-passer spécial. Le chef du tribunal m’a répondu ceci : « Vous pourriez aussi bien être un espion dans la ville du commandeur des croyants (Amir al-Mo’minin). Je vais vous donner le document qu’il vous faut pour que vous puissiez circuler librement. »
« Si j’espionnais dans la ville du commandeur des croyants, ai-je répondu (qui est mort aujourd’hui), pourquoi donc donneriez-vous pareil document à un espion? » Abou Ragheef m’a invité à me taire, à prendre le document et à quitter les lieux. J’ai pris le document et l’ai mis dans ma poche, où il y en avait un autre, signé par le même Abou Ragheef qui ne se rappelait pas m’avoir déjà donné un document similaire une semaine plus tôt. Mais la tentation d’aller au « tribunal islamique » était trop grande. J’avais entendu bien de rumeurs de massacres entre ses murs, mais rien ne pouvait être confirmé évidemment. C’était les habituels racontars d’Irakiens qui aiment bien exagérer ce qu’ils entendent et qui, parfois, transforment les rumeurs en réalité.
Pendant la guerre de 2004 contre les Américains, Moqtada s’asseyait toujours au premier étage de son barrani (bureau) et avait accès à Internet. Le barrani (le bureau de son défunt père) se trouvait encore en face du mausolée de l’Imam Ali. Pendant la bataille de Nadjaf, je suis entré un jour pour m’enquérir au sujet de Moqtada. Un de ses proches collaborateurs m’a répondu qu’il avait reçu un nouveau jeu Atari et qu’il l’essayait. Depuis, je l’appelle Abou al-Atari, mais discrètement. Moqtada est un homme dangereux qui accepte mal la critique ou les blagues à son sujet.
Mais c’est un homme courageux. Pendant les négociations avec les Américains, on l’a conduit en voiture de nombreuses fois sans garde du corps, accompagné seulement de Sayed Imad Kilintar, qui assurait la médiation entre la Jaish al-Mahdi (JAM) et le premier ministre Iyad Allaoui. Il aurait pu être arrêté à chaque coin de rue, mais refusait même de mettre son amama (turban) de côté pour être moins reconnaissable. Pour ma part, ce que j’ai vécu en personne dans ses moindres détails pourrait faire l’objet d’un autre article.
Les forces armées américaines avaient bombardé mon hôtel, dont un seul des quatre étages était encore accessible. J’étais l’unique client et le réceptionniste tirait sur les ombres dans la nuit par peur, car tout le monde avait fui le vaste secteur proche du cimetière où l’hôtel se trouvait. Il n’arrêtait pas de tirer avec son AK-47 jusqu’à ce que je le convainque d’aller dormir dans la chambre d’à côté pour éviter de me réveiller chaque nuit. La Jaish al-Mahdi (JAM) tirait à partir des étages au-dessus de ma chambre, parmi les débris, lorsque j’ai décidé de quitter l’hôtel pour aller à Hay al-Saad. L’hôtel était devenu trop bruyant avec ses échanges de tirs quotidiens.
Moqtada se cachait à l’intérieur du mausolée de l’Imam Ali, où je l’ai rencontré à plus d’une occasion. Il était contre Sistani à ce moment-là, l’accusant de représenter la « Marjaiya al-samita » (la Marjaiya silencieuse). Quelques membres de la JAM, qui étaient armés, avaient été pris sur le fait dans une tentative d’atteindre le domicile de Sistani (et d’autres marajis comme Cheikh Bashir al-Najafi) à partir des toits. J’ai demandé à Moqtada en personne : Pourquoi dites-vous appuyer la Marjaiya alors qu’elle agit à l’encontre de vos intérêts? Il m’a répondu ceci : « J’appuie la Marjaiya de mon (défunt) père. » C’était au moment où Qais al-Khaz’ali était encore son porte-parole (il me faisait des signes derrière le dos de son patron pour que j’arrête). Moqtada avait alors un tempérament impétueux, ce qui contraste avec son attitude actuelle et sa politique, qui est en parfaite harmonie avec la vision de l’Irak par Sistani. Moqtada était violent avec ses lieutenants. Je l’ai vu gifler Qais le jour où le mausolée a été touché par un tir de mortier (de la JAM et non des USA, même si l’on disait le contraire à l’époque).
Pendant la seconde bataille de Nadjaf, l’Iran est entré en scène, gracieuseté de Abou Mahdi al-Muhandis, et a engagé des relations avec Moqtada al-Sadr, qui a ordonné à Cheikh Qais et à cheikh Akram al-Ka’bi d’assurer la liaison. Abou Mohammed Shibl, le chef de la JAM, a été démis de ses fonctions par Moqtada après la bataille de Nadjaf, pour des raisons qui sont impossibles à expliquer ici. Quand j’ai rencontré Shibl, il voulait que Moqtada le reprenne sous son aile, mais ce dernier refusait catégoriquement de le réintégrer, malgré l’intervention de Cheikh Smeism. Il a décidé de se mettre sous l’aile de l’Iran à la place.
En fait, la JAM a versé bien du sang dans ce fiasco qu’ont été les batailles de 2004 (la première et la seconde). Cette guerre déséquilibrée n’était pas nécessaire. J’ai vu comment les snipers américains pouvaient tuer sans hésitation un militant de la JAM debout au milieu de la rue à proximité de Hay al-Saad à Nadjaf quand il a ouvert le feu de son AK-47 contre un char Abrams. Mais l’histoire de la JAM à Nadjaf, de la bataille contre les forces armées des USA, de la capture d’un Canadien juif et de la façon dont Moqtada ordonnait à son chef de la sécurité, Sayyed Husam al-Husseini, d’aller lui chercher des falafels et du Coca-Cola est également remise à une prochaine fois.
Le grand ayatollah Sistani est revenu de Londres (où il s’était rendu pour des raisons médicales) afin d’éviter que Moqtada ne soit tué ou capturé. Lui et ses hommes ont fui pendant une manifestation, un peu à la manière du film égyptien (que je n’ai pas vu) « Irhab wa Kabab » (terrorisme et kébab), dans des circonstances similaires. Moqtada a fini par arriver à Bagdad sain et sauf et a été mis sous la protection de trois de ses lieutenants : Qais al-Khaz’ali, Mutafa al-Ya’cubi et Haidar al-Mussawi. Chacun avait la charge d’assurer la sécurité de Moqtada pendant 15 jours.
C’est à cette période (février 2006) qu’Abou Moussab al-Zarqaoui était parvenu à obtenir la réaction sectaire qu’il cherchait depuis toujours, en faisant exploser le sanctuaire chiite sacré de l’Imam al-Askari à Samarra. Dans l’ancien Islam, Samarra était une garnison militaire où se trouvaient de nombreux « askr » (soldats). Le nom du sanctuaire provient de l’imam qui a été assigné à résidence ou en prison la plus grande partie de sa vie, pendant le règne du calife abbasside Mo’tamed et de son frère, al-Muwaf’faq.
J’étais à Bagdad à discuter de la réaction des chiites et de la façon dont ils tombaient dans le piège d’Al-Qaeda (Zarqaoui était l’émir d’Al-Qaeda en Irak ou AQI) avec Cheikh Jalal-Eddine al-Saghir, à la mosquée Buratha. Il était autour de minuit et Cheikh Jalal subissait des attaques ratées à répétition d’Al-Qaeda, des tas de gardes du corps le protégeait et on l’accusait de diriger les « brigades noires », qui éliminaient ceux qu’ils croyaient être liés à AQI ou d’anciens officiers baasistes. Il n’aimait pas la tournure de la conversation et m’a laissé à minuit à l’extérieur. J’ai donc marché d’Al Karkh jusqu’au centre-ville (environ 10 km), où un couvre-feu était imposé à partir de 19 heures. Heureusement, les forces de sécurité irakiennes n’ont pas été trop strictes à l’égard d’un étranger sans pièce d’identité dans un pays en guerre où se trouvent des insurgés. Pas étonnant que les hommes de Zarqaoui étaient si actifs!
Moqtada s’est rangé de l’avis de l’Iran et a accepté de former un groupe clandestin, qui dissimulait sa participation directe. Cheikh Qais al-Khaz’ali, le lieutenant de Moqtada, est ainsi devenu le dirigeant de « La ligue des vertueux » (Asaïb Ahl Al-Haq ou AAH), une branche de la Jaish al-Mahdi, jusqu’à ce qu’il soit arrêté en mars 2007 avec son frère et un commandant du Hezbollah libanais, Ali Musa Daqduq. Ce dernier se déplaçait avec un passeport irakien et a feint d’être sourd et muet pendant un mois, jusqu’à ce qu’il soit reconnu à partir de documents israéliens. Daqduq était fiché en Israël, ce qui avait permis de le reconnaître. Il était le commandant d’un large front au sud du Liban et avait participé à de nombreuses batailles. Là encore, de pair avec les opérations de l’équipe de Daqduq, l’attaque et l’assassinat d’officiers américains à Karbala par le Hezbollah et la AAH, l’arrestation de Daqduq et sa libération mériteraient de faire l’objet d’un autre article.
Après l’arrestation de Qais, Moqtada a tenté de s’approprier tous les biens offerts par l’Iran à la Asaïb (bon nombre d’établissements, de stations d’essence, de commerces et bien plus encore). Akram n’y a pas consenti. « Ils portent le nom d’al-Sadr et je suis son représentant légitime. Il est mon père », de dire Moqtada. Ce à quoi Akram a répondu : « Sadr, ce n’est pas seulement toi, c’est chacun de nous. Nous sommes tous sadristes mais tu n’es pas le dirigeant de tout le monde. » Akram est demeuré fidèle à Qais et à l’Iran, mais pas Moqtada. Cela a marqué un tournant dans la loyauté et l’attitude de Moqtada, jusque-là favorable à l’Iran, devenu depuis relativement défavorable à l’Iran.
Moqtada a souffert de la défection de trois de ses principaux lieutenants, qui ont formé de nouveaux groupes indépendants : Asaïb Ahl al-Haq (dirigé par Cheikh Qais al-Khaz’ali), Harakat al-Nujaba’ (dirigé par Akram al-Qa’bi) et Kataeb al-Imam Ali (dirigé par Shibl al-Zaidi, mieux connu sous le nom de Abou Muhamad Shibil). Mais Moqtada considère aujourd’hui toutes ces divisions comme sans importance, car il dispose maintenant de plus de militants que jamais (des centaines de milliers).
Pendant son exode en Iran, Moqtada s’est rendu de Téhéran à l’Arabie saoudite, où il a rencontré le prince Bandar ben Sultan (le chef des services du renseignement saoudien à l’époque), au grand dam et mécontentement de Soleimani. Moqtada a maintenu son indépendance, jusqu’à un certain point. Sa relation avec le Hezbollah était également tout ce qu’il y a de plus normal, sans toutefois atteindre un niveau spécial, même si Sayed Hassan Nasrallah prenait soin de Moqtada et de ses lieutenants, les rencontrait régulièrement et envoyait toujours (jusqu’à tout récemment) une équipe chargée de la protection de Moqtada.
Quand la guerre en Syrie a éclaté en 2011, l’Iran a offert son appui au président syrien Bachar al-Assad, qui a refusé une intervention majeure, tout en acceptant la présence de combattants du Hezbollah autour du mausolée chiite sacré de Sayyida Zeinab, dans la région rurale près de Damas. En 2013, Al-Qaeda (front al-Nosra) a atteint le cœur de la capitale et Assad a demandé de l’aide. L’Iran a envoyé des conseillers et des combattants, et a demandé au Hezbollah et à plusieurs groupes irakiens d’envoyer des forces pour stopper les Takfiris (Al-Qaeda et le groupe armé « État islamique » ou Daech) avant qu’il ne soit trop tard. Moqtada a refusé au départ d’envoyer ses hommes en Syrie, car il considérait que Bachar devait partir. Lorsqu’il ne restait que son groupe parmi les chiites à ne pas s’être engagé, il a accepté de détacher 2 000 de ses hommes cette année-là.
Moqtada al-Sadr n’a jamais intégré sa branche militaire aux Hachd al-Chaabi, préférant combattre Daech sous le drapeau des volontaires. La Saraya al-Salam a pris le contrôle de Samarra, la ville natale du chef de Daech Abou Bakr al-Baghdadi al Samarraei, afin de protéger la ville et le sanctuaire chiite sacré de l’Imam al-Hassan Ibn Ali Ibn Mohammad al-Askari (déjà détruit en février 2006 par Al-Qaeda en Irak – Daech aujourd’hui – qui avait engendré des représailles sectaires brutales).
Voilà maintenant que Moqtada cherche à se débarrasser de la Saraya al-Salam (il change une nouvelle fois d’avis!), car il sait que le temps des milices en Irak tire à sa fin. C’est d’ailleurs la volonté du premier ministre irakien Haidar al-Abadi, avec la bénédiction du grand ayatollah Sistani. Il a donc demandé à tous les membres de son groupe de se joindre aux Hachd ou aux forces de sécurité une fois que l’ensemble du territoire irakien aura été libéré. Moqtada se retrouvera donc sans milice armée (bien qu’il possède le pouvoir de mobiliser des milliers de personnes en un rien de temps), et cherche aujourd’hui à forger de nouvelles alliances politiques en vue de l’élection d’un premier ministre fort.
Il voudrait bien appuyer le premier ministre actuel Haidar Abadi contre al-Maliki (qui est soutenu par l’Iran et qui veut plus que jamais reprendre le siège de premier ministre). Moqtada laisse toutefois les options ouvertes, en essayant de trouver une personnalité militaire ou un technocrate qu’il pourrait soutenir de l’arrière-scène. Il pourrait même appuyer l’ancien premier ministre et candidat favori des pays du Golfe et de l’Occident Ayad Allaoui qui, en 2004, avait donné l’ordre comme premier ministre de capturer ou de tuer Moqtada.
Moqtada a gagné le respect de la Marjaiya représentée par Sistani, parce qu’il a vu de quoi le grand ayatollah est capable. Il consulte Sayed Sistani sur des questions d’une importance capitale et gagne un respect mutuel en échange. Ainsi, les visites récentes effectuées par Moqtada (en Arabie saoudite et dans les Émirats) et ses contacts dans le Golfe ne doivent pas être considérés comme un geste unilatéral à l’encontre de l’Iran et de son axe en Irak, représenté par tous les groupes qui seront derrière al-Maliki. Moqtada a exprimé son désir d’aller en Europe et de visiter le Vatican, afin de se présenter comme « le dirigeant chiite modérément populaire, mais pacifique », par opposition au secrétaire général du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, « le fauteur de troubles ». Le monde serait bien heureux d’appuyer Moqtada (qui s’oppose aux plans de l’Iran et de ses mandataires en Irak, dont font partie ses anciens lieutenants) et de s’en servir, sans nécessairement le prendre comme un politicien sérieux et fiable.
Les chiites de l’Irak sont aujourd’hui politiquement divisés et les élections qui s’en viennent seront décisives, car tous les coups seront permis. Un côté sera soutenu par l’Iran et l’autre sera derrière Moqtada, Abadi et tous ceux qui espèrent défaire l’Iran. Menés par Moqtada al Sadr, ils recevront sans aucun doute le soutien des pays du Golfe et des USA dans l’espoir de causer la défaite aux alliés de l’Iran en Mésopotamie.
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